vendredi 25 décembre 2009

Rouge

Cézanne, Les joueurs de cartes, 1895

La préparation du repas de réveillon prit deux minutes à mon papa. La recette ? Vous déposez un pavé de biche* dans une poêle, vous le retournez au bout d'une minute, vous attendez au moins autant avant de servir.
Pendant ce temps, j'égouttais le riz, que j'avais pris soin de choisir en version libre dans sa boîte plutôt qu'en sachet-cuisson. "C'est Noël, quand même."
Nous nous installâmes de chaque côté de la table de la cuisine.
- Tu as déjà goûté le vin ?
- Je vérifiais qu'il ne soit pas bouchonné.
Je blêmis. Non, un côte-rôtie 2003 n'a pas le droit d'être gâté; c'est contraire à toutes les lois de la bonne soirée ainsi qu'à l'éthique du prix exorbitant.
- Alors ?
- Non.
- Ouf.
Nous piquâmes dans nos assiettes et nous délectâmes de la tendre chair de cette bête qu'un Bambi pleurait sans doute quelque part. De temps en temps, je m'aventurais dans une phrase sortie de tout contexte introductif. Dans ces moments-là, mon père arrêtait net sa mastication pour mieux m'entendre. J'avais l'impression de dire des choses graves tout le temps. Lorsqu'il ne répondait pas, je savais que ça l'était.
- C'est drôlement bon, le côte-rôtie, je n'en avais jamais bu.
- C'est un vin qui râpe.
- Et c'est bien, quand ça râpe ?
- C'est qu'il a beaucoup de tanin. Rien à voir avec le beaujolais.
Mon père désigna d'un mouvement de tête le cubi qui trônait en bout de table.
2003, poursuivit-il, c'est l'année de la canicule.
- Ah oui c'est vrai ! Je me souviens, je partais au Mexique... Et euh, c'est bénéfique, une canicule, pour un vin ?
- Pour celui-là oui.
Ce fut le deuxième soulagement au cours du repas. Lorsque j'apporte quelque chose à mon père, il faut non seulement que ça lui plaise, mais aussi que j'en aie l'absolue certitude. Seulement voilà : mon papa ne répond pas toujours aux questions qui le concernent de trop près. Alors je l'interroge sur ses goûts de façon détournée, en faisant mine de rechercher un éclairage auprès de sa légendaire rigueur scientifique.
- Je me demande pourquoi le champagne est aussi cher. Je préfère vraiment un bon rouge ! Tu sais pourquoi, toi ?
- Non, j'ai jamais compris.
J'avais rudement bien fait de choisir du vin.
- Tu sais ? Le père de Françoise est mort exactement de la même manière que maman.
Mon père reprit illico sa mastication. Il sembla observer fixement un point dont l'abscisse et l'ordonnée se trouvaient entre le goulot de la bouteille et le manche de ma fourchette.
Tu sais ? Plein de gens pensent que le soleil tourne autour de la terre. C'est dingue quand même. Moi j'aime beaucoup ce vin.


* (Les végétariens, je compatis. Vous pouvez remplacer la biche par une tranche de feta, à condition de la saisir dans une huile très chaude pour la faire dorer.)

mardi 10 novembre 2009

Défaut d'entrain

Munch, Le matin, 1884

Je pense être assise dans le sens de la marche. "Si la gare est derrière moi c'est bon signe", me rassuré-je. Je n'ose pas me retourner pour vérifier, des fois que ma rotation entraîne celle du wagon entier.

Je m'appuie contre la vitre et je regarde les compagnons de galère ou passagers encore sur le quai. Un couple s'embrasse. L'homme est si content que ses dents dépassent. Il approche son sourire pour l'appliquer directement sur la face de sa partenaire. La fille se dégage. Elle se retrouve avec le sourire tout collé sur le visage. Il entame un jeu de va et vient du cou, comme pour imiter un pompon de manège titillant l'occiput des enfants qui tentent de l'attraper. Ils se cognent les lèvres plusieurs fois, vérifiant régulièrement qu'ils ont embrassé la bonne personne.

Me voilà flanquée d'une angoisse. J'aimerais crier à la fille qu'elle parte avant qu'il la mange mais trop tard : il dépèce sa gorge à grands coups de canines tandis qu'elle, bâillonnée par le sourire-scotch, ne crie pas. Je tourne la tête.

Le train a démarré et mon chéri, placé quelques wagons plus loin, me rejoint. Nous parlons différentes langues pour nous croire incompris des voisins. Il sait que quelque chose cloche. Le voyage se passe quand même bien, pour peu que j'arrête de réfléchir à ce que je vois. Nous arrivons en gare connue.

"- Tu veux que je te raccompagne chez toi ?
- Oh, non tu sais, franchement, j'habite à côté de la gare. Cela étant, est-ce que je peux changer d'avis immédiatement ? Je veux bien que tu fasses un bout de chemin avec moi jusqu'au métro.
- Bien sûr."

Arrivés à ma station, nous prenons congé et je poursuis ma marche. Mes pas convergent de plus en plus avec l'alignement des murs. Il faut dire que les bancs de passants que je croise s'ingénient à me faire des queues de poisson. Des gouttes jouent au toboggan sur mon visage. Les rues sont bordées de molaires à fenêtres et je ne sais lesquelles emprunter. Je me rends compte que j'allonge mon trajet à force d'avancer de réverbère en réverbère. J'ai la tête comme le reste qui n'en finit pas de tourner. Je veux juste rentrer chez moi mais il y a comme un rond-point mental à la Devos qui se répercute dans mes guiboles et m'empêche de me diriger au bon endroit.

Quelques jours plus tard, chez le médecin, nous nous en tapons les cuisses :
-"Wouh, docteur, je suis partie en week-end en oubliant mes antidépresseurs, eh bien c'est quelque chose !
- Ah oui effectivement ! Vous avez eu des flashs non ? Des décharges électriques peut-être ?
- Non, juste des hallucinations et des vertiges. Au moins je m'en souviendrai, fini les oublis.
- C'est pour ça que vous ne devez jamais arrêter le traitement d'un coup. Cela doit se faire progressivement.
- Loin de moi l'envie de rejouer les kamikazes chimiques, croyez-moi."

Aujourd'hui, cela va faire environ trois semaines que j'ai complètement arrêté. Ce fut long mais pas trop difficile. En revanche, la vie l'est toujours. Je constate que je n'arrive plus à aller travailler sans adoucissant cérébral. Comme je ne tire aucune gloire particulière de me passer de ce genre de béquille, j'ai rendez-vous ce soir avec mon médecin pour causer reprise. Il faut bien tenir. Du moins c'est ce que disent les collègues. Et puis, d'après mes calculs, cette année est la dernière de ma vie où j'ai trente-six ans. Autant qu'elle se passe avec les commissures relevées.

(Mais vous avez remarqué ? Dès que j'arrête les cachets je reprends le blog, c'est bizarre ça.)

samedi 17 octobre 2009

Kafkonç'

Ernst, Au rendez-vous des amis, 1922

Des fois, je sors pour oublier l'univers surréaliste dans lequel je baigne tous les jours grâce à mon énigmatique boulot de prof à mission indéterminée. Des fois, je me dis après coup que c'est pas gagné.

La scène se passe hier soir, dans un lieu branché de la capitale.

- Vous désirez boire ou manger ?
- Nous allons juste prendre une boisson, merci.
- Vous avez choisi ?
- Euh vous avez quoi comme vin rouge au verre ?
- Je vous apporte la carte.

La serveuse revient avec des fourchettes.

- Vous désirez manger ou boire ?
- Euh nous c'était pour boire.
- Vous ne mangez pas ?
- Non.
- Vous avez fait votre choix ?
- Vous avez quoi comme vin rouge ?
- Je vous apporte la carte.

La serveuse réapparaît en traînant une chaise surmontée d'une grande ardoise. En dessous du menu, je distingue deux noms de vins inscrits à la craie.

- Alors voici les vins, en bas de la carte.
- Merci.
- Vous ne mangez pas ?
- Non.
- Vous n'avez pas besoin de la carte alors, je la tourne parce que vos voisins veulent commander des plats. (faisant pivoter la chaise porteuse) Excusez-nous, nous n'avons pas beaucoup de cartes.
- Ce n'est pas grave. Vous avez quoi comme bières ?
- Alors en pression, nous avons Kornembourg ou Heinkenen. Excusez-moi.

La serveuse se démène avec une autre dalle géante un peu plus loin.

- Elle a l'air un peu perdue. Bon, vous avez choisi ?
- Ouais, une Kor pour moi.
- Moi je prendrai un jus de fraise. Tu as choisi ton vin, Marie-Georges ?
- Euh alors, dans la seconde où j'ai aperçu le tableau, j'ai cru lire "Côteaux Lyonnais", ça ira bien.

La serveuse arrive à petits pas rapides.

- Je peux prendre votre commande ?
- Oui, alors il y a : une Kor, un jus de fraise, un verre de Côteaux Lyonnais.
- C'est parti.

La serveuse revient avec un bout de papier.

- Excusez-nous, nous avons eu un problème en caisse. Je dois reprendre votre commande. Alors il y avait une Heinkenen et puis ?
- Non, une Kornembourg.
- D'accord. Ensuite ?
- Un jus de fraise.
- Nous n'en avons plus, désolée.
- Euh alors un jus de mangue.
- Oui, et puis ?
- Un verre de Côt...
- CÔTEAUX LYONNAIS !! Ça je me souviens !
- Hum, oui voilà.
- C'est noté.

- Quand même, ça fait quarante-cinq minutes qu'on a commandé nos boissons.
- Pas grave, on est bien installés ici, non ?

Je tourne la tête pour regarder la scène en contrebas. Sur une vaste estrade, un disc-jockey se tient debout derrière ses platines face à un public indifférent, des spectateurs se demandant sans doute s'ils verront leur boisson arriver un jour. Vus d'en haut, on dirait des rois mages en plastique tournés vers le divin nourrisson. Tout nimbé de couleurs, les bras en croix, le maître de cérémonie se concentre sur son mix de vieilles mélodies latines. Mes oreilles tentent de comprendre en quoi sa main effleurant chaque vinyle disposé autour de son ventre influence l'air de salsa qui s'échappe des amplis. Je remarque que ceux qui ont commandé des plats sont servis.

- Voici votre Kornembourg, monsieur, et le Côteaux Lyonnais. (déposant une petite bouteille de nectar) Je suis désolée madame, il n'y avait plus de jus de goyave.
- Merci.

- Pourquoi elle nous dit qu'il n'y a plus de goyave ?
- Je ne sais pas.
- (trempant ses lèvres dans le mystérieux breuvage) Mais c'est du jus d'ananas ! Je déteste le jus d'ananas.
- On rappelle la serveuse ?
- Non, ça ira très bien.
- C'est pas génial, les concerts, ce soir.
(...)

La serveuse repasse nous voir et dépose une machine à cartes bleues sur la table.

- Je vais devoir vous encaisser.
- Bougez pas, c'est ma tournée.
Je tends ma carte à la serveuse.
- Désolée, on ne prend pas la carte en dessous de dix euros.
La serveuse s'en va jusqu'à la table voisine tandis que je remballe mon moyen moderne de paiement. Elle se pointe à nouveau sans tarder. Je farfouille dans mon porte-monnaie.
- Attendez, j'ai du liquide. Alors ça fait combien au juste ?
- Onze euros.
- ...
- Oui, excusez-moi, j'avais oublié de compter le jus de fraise.
- Je peux régler par carte ?
- Bien sûr madame. Je reviens tout de suite avec la machine.

jeudi 15 octobre 2009

Année ionescolaire (2)

Hokusai, Kajikasawa dans la province de Kai, 1831

L'épisode 1 est sur cette page, un peu plus bas (penser à mettre un lien). La scène se passe le 1er septembre.

Toujours à l'inspection, le secrétaire et moi tentons de joindre le rectorat depuis dix minutes sans grand succès.
- Ah, ça y est, ça sonne. Je vous passe la personne que vous avez rencontrée ce matin.
- Merci. Allô ?
- Allô mademoiselle Profonde ? Oui excusez-nous, nous vous avons attribué un poste déjà pourvu. Je suis désolée, j'avais mal lu l'écran... Bref, nous allons vous donner autre chose. Alors il me reste... Euh... Laissez-moi voir... Remplaçante dans le 12è ou le 20è, ou bien un poste soutien dans une école.
- Dans UNE école vous dites ? C'est bien, ça ! je prends ! Mais c'est quoi ?
- Je ne sais pas, ce sont des postes qui ont été créés cette année, je n'ai aucune information. Pour en savoir plus, contactez vite l'école Bidule, la directrice, madame Machin, vous expliquera en quoi cela consiste. Au revoir.
- Merci ! Au revoir ! clic
- L'école Bidule ne dépend pas de ma circonscription mais vous pouvez les appeler depuis le bureau d'à côté, ma collègue s'en occupe.
- Merci ! Au revoir !

Au bureau d'à côté

- Bonjour, le rectorat vient de m'affecter dans votre circonscription pour remplacer madame Truc cette année, est-il possible de joindre l'école Bidule ?
- Je les appelle. Vous êtes ?
- Euh Marie-Georges Profonde, poste soutien.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Je ne sais pas.
- J'appelle. (...) Allô, madame la directrice de l'école Bidule ? (...) Oui, je suis avec mademoiselle Profonde, elle est euh...
- Maître soutien !
- Maître soutien chez vous. (...) Votre équipe est au complet ? Ah non, moi j'ai quelqu'un qui vient justement pour remplacer une de vos collègues, madame Truc. (...) Vous êtes sûre ? Bon, je vous l'envoie. clic. Elle vous attend.

A l'école Bidule

- Bonjour madame la directrice, alors voilà : je viens remplacer madame Truc...
- Je ne connais pas de madame Truc.
- Eh bien à l'inspection, ils ont un papier avec la liste des professeurs de votre école, et je vous assure qu'il existe une madame Truc, travaillant ici.
- Jamais vue.
- Bon, je suis là en tout cas, c'est le rectorat qui m'envoie.
- Très bien, euh, ils vous ont précisé la nature de votre fonction ?
- En fait il m'ont dit que vous m'expliqueriez.
- Ah.
- Hum.
- Eh bien, je vais demander à l'inspecteur.
(...)
Il n'est pas au courant. Il m'a dit de ne pas nous réjouir trop vite, il y a de grandes chances que vous nous quittiez d'ici la fin de la semaine.
- Mais mon poste soutien alors ? Et madame Truc ?
- Je n'en sais pas plus.
- Fichtre...

mercredi 16 septembre 2009

Au fête !

Watteau, Les bergers, 1717

Empêtrée dans mes démêlés professionnels avec la maison qui rend fou, j'allais oublier d'établir un compte rendu de la big teuf du Kremlin, au 27 (ou l'inverse). J'avoue avoir manqué à tous mes devoirs de vacances. Heureusement, les collègues blogueurs ont sacrément bien fait le job avant moi. Y'a qu'à voir quel arbre majestueux notre écureuil a créé à partir de tout cela. Sans vouloir entamer un compte rendu des comptes rendus, après lecture je trouve que j'ai rudement bien fait de mettre ma robe décolletée ce soir-là.
Tout a été dit, donc. Il me reste à me démarquer comme je peux, en me prenant pour la Queneau de la Comète. Voici donc mon exercice de style sur le thème du KdB :

Interjections
Hey ! Smuak ! Hihi ! Hmm ? Aaaaaah ! tchin ! Gloups ! héhé ! oh ?! youhou ! Glouglou ! Héhé ! Euh ?! Ah ! Hihi !

Contexte verbal des interjections (développement)
moi - Heeeeey ! Salut ! Ca fait trop plaisir de te revoir ! Rrrroh et toi, t'es toujours aussi belle, smuak, smuak ! Hé, je te connais, toi ! Pis toi !
- Marie-Georges ? Bonsoir !
- Euh ?
- Je me présente : je ne suis pas connu, je tiens un blog de cuisine landaise très peu fréquenté.
- Ah ? Hum, c'est... Chouette... (Nicolas commente même dans les blogs cuisine ?! Mais quand dort-il, cet homme-là ?)
- Coucou MG !
- Youpi, t'es là aussi ! Heyyy, bonsoir, toi, ça fait longtemps !
- Oui ! Bonsoir, euh... Euh... ?
- Sacrée toi ! Mais si : la soirée Elle où on ne s'est jamais vues, la République des blogs où l'on s'est enfin rencontrées...
- Ah oui, ça me revient !
- Rrrrroh et toi, là, toi, t'es célèbre ! Je t'ai vue à la télé !
- Oui. Tu sais que tu es un des premiers blogs que j'ai lus ?
- Aga ? Enfin je veux dire : ah bon ? Héhé... Eh vous avez entendu, là, tous, hein !
- Bon je t'offre un verre ? Tchin, Marie-Georges, hein !
- Ouééé, tchin à tous ! Mais, mais... Quelqu'un peut-il me montrer où est le héros de cette soirée ?
- Je suis là.
- Oooooh ! Je, euh c'est euh salutbonsoir hihi hum damned, je suis impressionnée...

J'en perdis momentanément la voix. Voilà ! J'en ai fini avec mon extrait sonore scrupuleusement transcrit. On a causé de plein de choses aussi, de supermarchés et de numéros. C'était rudement intéressant et réjouissant de trinquer avec autant de blogueurs en même temps. Seul bémol : j'étais venue pile poil pour le dessert mais ce soir-là c'était un menu sans dessert. C'est bête.

lundi 14 septembre 2009

Naturellement riche en psy

Poussin, L'enlèvement des Sabines, 1640

Comme d'habitude, j'ai voulu acheter une margarine en barquette qui ne parle pas d'artères. J'ai pas trouvé. On ne peut plus tartiner tranquille en ce bas monde, ni déjeuner sans avoir à penser à l'état de la tuyauterie interne. A les croire qui plus est, il suffirait d'avaler quotidiennement des louches de matières grasses végétales pour vivre centenaire.

J'en ai marre de m'écouter râler au rayon frais mais il faut bien l'avouer : tout m'énerve. Sauf certains trucs bêtes, comme la taille visiblement insuffisante de la serpillière que je viens de placer sous mon vasistas afin de recueillir la pluie qui traverse ce dernier avec une facilité déconcertante. Entendre les gouttes s'écraser sur le parquet a quelque chose de relaxant. Ça me calme au moins jusqu'au moment où je me promène en chaussettes.

Le spectacle de parents se plaignant chaque matin parce que l'école exige que leurs mômes se présentent avant 8h30 a-t-il contribué à mon irritabilité patente ? Le fait d'avoir été accusée de cacher des cas de grippe A dans le but probable de contaminer l'ensemble des élèves est-il pour quelque chose dans mon léger mal-être ? Voir les incessantes bagarres d'enfants - guerre de quartiers oblige - se poursuivre entre adultes à la sortie de l'école devant d'autres grandes personnes filmant la scène au téléphone portable est-il sans conséquence pour ma santé mentale ? Je me demande. En tout cas mes revendications d'enseignante commencent à évoluer. Je vais en toucher deux mots à mes chefs, tiens :

"Chère hiérarchie du très-haut, Je voudrais savoir comment aider les enfants en difficulté scolaire qui ne dorment pas suffisamment la nuit et vivent dans des contextes violents. Je vous remercie de m'avoir mise en lien avec la psychologue qui travaille dans les six écoles du secteur. En auriez-vous d'autres en stock que nous pourrions par exemple mettre dans les cartables ou distribuer à la sortie de l'école ? En attendant que vous donniez suite à ma demande, je vais relire la circulaire sur les aides possibles. Veuillez bien vouloir croire en l'expression de mes salutations respectueuses les meilleures. Marie-Georges Prof. PS : Je me suis lavé les mains avant d'écrire cette lettre."

Le croirez-vous ? La réponse était inscrite en lettres d'or dans la circulaire ministérielle :

« dès qu’un élève rencontre une difficulté dans ses apprentissages, les aides nécessaires doivent lui être apportées dans le cadre du service public d’éducation »


Je commence à comprendre pourquoi je termine ma journée en scrutant le rayon beurre d'un œil vindicatif. La circulaire est à l'école publique ce que la barquette est à la margarine : une promesse difficilement tenable.

lundi 7 septembre 2009

Année ionescolaire

Les frères Limbourg, Les très riches heures du duc de Berry, juillet, 1416

Cette année, affublée une fois de plus d'un poste saucissonné, j'ai effectué ma pré-rentrée dans trois écoles. Un bien beau puzzle s'annonçait : CM2 le lundi, CP le mardi, CE1 le jeudi et un autre CM2 le vendredi.
On appelle ce poste un quatre quarts temps. C'est un plein temps, mais plutôt en aggloméré qu'en chêne massif. L'an dernier j'avais déjà goûté à cette formidable fonction de bouche-trou rotatif de l'Education nationale inventée en dépit de la santé mentale de ceux qui l'exercent.
Le lendemain de cette pré-rentrée, je décidai d'aller chercher un formulaire au rectorat pour demander l'autorisation de partir en courant.

Rectorat, bureau 356
- Bonjour, j'aimerais solliciter une mise en disponibilité pour cette année.
- Ah ? Et vous avez un motif ?
- Oui : je préfère être serveuse en pizzeria plutôt que d'enseigner un an de plus en quatre quarts temps. Quelle est la marche à suivre ?
- Une lettre manuscrite suffit. Mais avant, s'il s'agit d'un problème d'affectation, allez voir monsieur D. ; il peut peut-être quelque chose pour vous. Ce serait dommage de vous mettre en dispo sur un coup de tête : vous perdriez votre salaire, quand même...
- Monsieur D. ? Le monsieur qui n'a jamais répondu à mon mail ni au syndicat par qui j'ai fait suivre ma demande, est visible ? Dans ce cas, je veux bien le voir.

Rectorat, bureau 363
- Bonjour, je suis mademoiselle Profonde, je vous ai écrit au sujet du quatre quarts temps que je ne veux pas faire.
- Oui, ah ! Justement, j'étais en train de chercher dans mes mails... Vous tombez bien. Vous allez pouvoir répondre directement à ma question. Aviez-vous demandé un quatre quarts temps lors de la saisie de vos vœux ?
- Figurez-vous que non, d'où ma démarche.
- Vous ne vous êtes pas portée volontaire ?
- Pas le moins du monde.
- Non parce que, parfois, certains en font la demande...
- Chacun ses névroses.
- Oh ce n'est pas si bête vous savez, c'est une stratégie pour avoir les quatre points bonus qui permettent à terme d'obtenir un poste.
- Ah oui, je les ai eus, ceux-là. Voyez comme ça m'a servi ! Au fait, est-ce que j'en garde le "bénéfice" cette année ?
- Non.
- Trop dommage (je me demande si ça se vend sur e-bay ?). Écoutez-moi bien : je suis venue pour une dispo. Je ne veux pas travailler un an de plus comme quatre quarts temps, j'aime encore mieux pointer à l'ANPE.
- Ne faites pas ça, vous perdriez votre salaire...
- Vous avez raison : je ne pourrais plus payer ma psychothérapie. D'un autre côté, l'origine de mes troubles disparaîtrait aussi.
- Écoutez, nous allons arranger cela. C'est une erreur de notre part ; nous n'affectons pas un professeur deux ans de suite sur un quatre quarts temps s'il n'en a pas exprimé le souhait. Mais vous auriez dû venir dès réception de votre affectation : nous l'aurions changée et cela vous aurait évité bien du stress...
- Vous m'avez envoyé ma nouvelle affectation le jour de votre fermeture.
- Vous auriez dû venir dès la réouverture, cela vous aurait évité bien du stress...
- C'est vrai qu'au lieu d'angoisser durant un mois et demi, cela aurait ramené mon stress à un tout petit mois. J'aurais dû attendre la réouverture du rectorat au lieu de partir en vacances.
- Mademoiselle Profonde, vraiment, quand ça se passe comme ça, il faut venir nous voir sans attendre.
- Je le saurai pour l'an prochain.
- J'annule votre affectation (...) Voilà.
- Et maintenant ?
- Vous attendez, et dans quelques temps, vous serez affectée ailleurs.
- Et si je reçois un autre quatre quarts temps ?
- Mais non. Nous ferons attention, vous aurez une classe. Ou deux.
- Ou trois ? Ou QUATRE ?!
- Nous vous assurons que non. Vous aurez... Quelque chose. En ZEP, bien sûr, c'est tout ce qu'il nous reste.
- Vous m'angoissez à la fin ! Je demande juste à savoir quel niveau de classe je vais avoir, si possible un peu avant d'accueillir mes élèves ! La rentrée c'est quand même demain ! Vous me voyez débouler devant une classe de mômes déjà en difficulté, ayant probablement fait leur rentrée avec quelqu'un d'autre, le tout sans aucune préparation ?! Je n'ai pas passé le concours de superhéros, il me semble !
- (après avoir scruté son écran) J'ai un poste pour vous, un instituteur qu'il faudra remplacer toute l'année, à la maternelle Truc-Muche, monsieur B., à partir du 14 septembre.
- Ah, je le connais ! Il a une moyenne section... Bon, je prends.
- Allez vite vous présenter là-bas. Mais avant, passez à l'inspection pour leur dire que c'est vous qui êtes affectée sur ce poste.
- J'y cours. Merci, au revoir !

Bureau 356 (passant ma tête)
- Finalement je reste. Au revoir.

Inspection de l'école Truc-Muche
- Mademoiselle Profonde ?
- (conquérante) Oui, c'est moi !
- Le rectorat vient de m'appeler. Ils vous ont affectée par erreur à un poste déjà pourvu, le remplacement de monsieur B. à Truc-Muche... Il y a déjà quelqu'un...
- C'est pas moi ?
- Monsieur D. m'a dit qu'il avait mal lu l'écran.
- ...
- Asseyez-vous mademoiselle, je vais les appeler. Tiens, c'est occupé. Je rappelle. (...) Tiens, c'est encore occupé. (...)

jeudi 30 juillet 2009

Vivons stressés en attendant la mort

Magritte, La clef des songes, 1930

J'en avais déjà causé à mon psy : je déteste ça. Au détour d'une conversation, je tombe de la toute dernière pluie grâce à des gens qui découvrent en moi un public privilégié pour leur prose de sachants. Non, pas les savants, au contraire : les sachants sont ceux qui entreprennent de vous apprendre uniquement ce que vous savez. Ils m'énervent. Tenez, un exemple dans le dialogue tout bête que voici, avec mon petit ami d'il y a quelques années :

(lui) - "(...) C'était une maison avec un grand toit - tu sais, le truc qui couvre les maisons au-dessus des murs - vraiment bien située et...
(moi) - C'est quoi une maison ?
(lui) - Hein ?
(moi, doigt pointé vers lui) - Ne fais pas l'innocent ! Tu viens de m'expliquer ce qu'était un toit ! "

Je fis la tête jusqu'à ce qu'il trouve une raison valable pour expliquer ce qui pouvait lui faire penser qu'à 30 ans j'ignorais tout du mot "toit".

C'est même pas pour ça que depuis je l'ai quitté.

Ces temps-ci, mon état de sachantophobe s'aggrave. Les objets s'y mettent. Oui je sais, j'avais déjà hurlé ici à quel point un emballage explicitant, schéma à l'appui, comment découper un pain au lait en deux m'avait un jour laissée perplexe. Je l'avoue : la vue d'un dessin représentant un pain au lait avec deux flèches, montrant les directions contradictoires des forces qu'il s'agit d'opérer sur ladite viennoiserie afin de la scinder en deux parties tartinables, m'angoisse.

C'est même pas pour ça que depuis je mange des céréales.

Remarquez, quand je lis sur leur emballage "Chez Machin, nous pensons que nous devons à la nature autant que nous lui prenons", mon esprit divague vers de drôles de scénarios où, après avoir ingurgité mon bol de céréales complètes "avec de vraies fraises" même pas en plastique (oui, c'est écrit en gros), je pars me flinguer au milieu d'un champ de blé afin de faire don de mon cadavre à la nature grouillante et lui exprimer ainsi une gratitude équitable.

C'est même pas pour ça qu'hier j'ai pris le métro.

Horreur : après avoir été accueillie au son de l'inénarrable slogan "Attentifs ensemble : attention, votre voisin est peut-être en train de vous piquer votre téléphone portable. Be carefull please, your neighbourg may be your ennemy. Achtung, etc.", je fus agressée par un sticker posé sur la vitre de mon wagon.
Le serinage auditif sur la dangerosité des lieux, ça a encore un côté jeu télé : lors des diffusions, on s'observe tous durant deux secondes avant de baisser les yeux, limite déçus de pas avoir trouvé où se cache Charlie le pickpocket. Mais le conseil imprimé en rose et blanc sur un autocollant en forme de bulle de bande dessinée pour signifier que oui, on est en train de nous causer, pitié ! Voici la réflexion philosophique que je pus y lire : "Préparer ma sortie facilite ma descente".

Au début j'ai pensé à Nicolas qui doit certainement préparer ses sorties à la comète. On dit que boire une cuillérée d'huile d'olive est utile quand on compte avoir une bonne descente. Et puis j'ai contextualisé. Ca ne pouvait pas s'adresser à Nicolas : il ne prend jamais la ligne 8.
Donc, si je comprends bien l'injonction niaiseuse, il s'agit de penser à se lever quelques secondes avant que la porte s'ouvre, mais surtout avant que celle-ci ferme, afin que ma sortie se déroule avec succès. Heureusement que la RATP a prévu un sticker rose parce qu'avant, je ne comprenais pas pourquoi je n'arrivais jamais à descendre à la bonne station en restant assise jusqu'à la suivante.

Non mais dites-moi que ce n'est pas vrai.

C'est quoi l'histoire ? La ratp a eu trop de plaintes d'usagers restés coincés dans leur strapontin faute d'avoir préparé leur sortie ? Ou s'agit-il de nous avertir que si nous nous y prenons trop tard, nous augmentons le risque que les passagers organisent une sombre vengeance en formant une masse infranchissable pour nous retenir prisonnier, puis en scandant, yeux exorbités et bras en avant, "t'avais qu'à préparer ta sortie !"?

C'est peut-être pour ça que depuis je suis de mauvaise humeur.

mercredi 22 juillet 2009

Billet sans fatigue

Velasquez, l'Immaculée conception, 1618

Un billet sous forme de poème ou de roman d'amour sans effort, ça vous tente ? Essayez le générateur de mots d'amour ! Il vous suffira de répondre à quelques questions simples. Le site vous concoctera ensuite un texte personnalisé en quelques minutes. Ceux qui croulent sous les commandes de pages pourraient peut-être se délester ainsi de quelques lignes ? Ceux qui gèrent une vingtaine de blogs auraient également l'occasion de produire un billet sans trop se fatiguer pour une fois. Les nombreux amoureux blogueurs de ma connaissance verraient leur moitié rougir de plaisir en recevant leur déclaration passionnée, rédigée à peu de frais. Si vous êtes blogueur politique, il faudra simplement prendre soin d'injecter le bon vocable afin de déclarer votre flamme à votre parti ou à une mesure dont vous êtes éperdumment épris (les 32 heures, la renationalisation d'EDF...).


A présent, voici le roman instantané, créé en trois minutes, que je dédie à S., mon preux chevalier anticapitaliste :


Les Noces De Pixel

par Marie-Georges Profonde


Les cheminées fumantes enveloppaient Paris d'une brume artificielle, et firent tousser S.. Celui-ci sourit, sans trop savoir pourquoi, à une vieille dame qu'il croisait. Il traversa le zoo, et bizarrement sourit au lion qui le regardait d'un oeil morne. Plus vite qu'il ne l'aurait pensé, il se retrouva devant la porte.

Sans attendre, il sonna. Quelques secondes s'écoulèrent. Les tempes de S. battaient. Comme personne n'ouvrait, il sonna une nouvelle fois. Mais rien ne se passa. Il frappa, sonna, frappa, sonna encore et encore... puis il décida d'attendre.
Il attendit une heure. Puis deux. Au bout de trois heures, désespéré, il se leva, et après avoir sonné une dernière fois, tourna les talons et s'en alla. Mais à peine fut-il en route qu'un bruit de verrou attira son attention. Il fit volte-face, et aperçut Marie-Georges sur le pas de la porte.
- Je... excuse-moi, dit-elle. Je suis désolée, je... je...
- Tu es si myope, la coupa S..
- Entre, ajouta Marie-Georges.
S. la suivit jusqu'au salon.
- Assieds-toi, fit Marie-Georges.
Il se laissa tomber dans un fauteuil et poussa un soupir d'aise. Un silence s'ensuivit. Puis Marie-Georges, qui le regardait, lança doucement:
- Alors? Tu ne m'embrasses pas?
S. sourit.
- Je fais durer le plaisir, dit-il.
Puis il ajouta:
- Approche...
Marie-Georges s'exécuta, et S. posa sur sa bouche un baiser silencieux. Puis un autre. Encore un.
- Je...
Mais elle n'eut pas le temps de finir sa phrase, ni même de la commencer, puisque S. la gratifia cette fois d'un long et tendre baiser. Quand cela fut terminé, Marie-Georges sourit.
- C'est toi qui embrasses le mieux de tous mes amants, dit-elle.
- Petite dévergondée, rit S..
Une fois de plus, S. prononça les trois mots magiques.
- Je t'aime.
Mais cette fois-ci, cela sonnait autrement. C'était plus beau. C'était plus fort.
- Cela fait déjà deux mois... deux mois que nous nous sommes vus... deux mois que la foudre m'a frappé... et tu es la seule personne que j'aie jamais aimée.
- Oh... c'est bien vrai?
- Oui, c'est vrai.
- Mon coeur... ce que tu me dis, c'est la chose la plus belle que jamais je n'ai entendue. Tu es aussi anticapitaliste à l'intérieur qu'à l'extérieur.
S. rougit. Il se sentait bien. Au loin, un pachyderme criait. Tout près, son coeur battait. Là-bas le jour passait... ici, tout était arrêté.
- Ma puce... Marie-Georges...
Mais il ne put continuer. Une fois de plus, leurs lèvres se rejoignirent. Ils déliraient presque tant la fièvre les gagnait... ils étaient en haut d'un arbre généalogique, en train de escalader à l'air libre. Près d'eux, Eugène Pottier chantait ''L'internationale'' en les regardant. Comme frappé d'un coup de foudre, S. fasciné eut à peine le temps d'apercevoir, dans un éclair, comme dans une toile de Nicolas Poussin, Marie-Georges réincarnée en sirène... Ecume bouclée, vagues ébouriffées, ciel baigné de nuages qui font cligner la lune, commissures nacrées de lèvres de coquillages, le sourire émaillé de corail blanc, la voix lactée et les seins nus étoilés de mer... tout disparut lorsque S. rouvrit les yeux.
- Marie-Georges...
- Oui?...
- Marie-Georges... veux-tu m'épouser?...
- Oui... fit-elle doucement.
Toute la nuit, ils restèrent enlacés, à parler, ou à s'embrasser.
- Je t'ai déjà parlé de Antoine? Demanda S..
- Non.
- Il m'a dit un jour que je ne pourrais jamais séduire qui que ce soit, même une folle.
- Il ne faut pas écouter ce genre d'idioties... comment pouvait-il te dire ça, à toi, qui es si... intelligent!
- Tu ne le connais pas. Sa bêtise dépasse l'entendement.
- Je veux bien te croire!

Puis ils se promirent de s'aimer éternellement, et l'éternité commença pour eux.

mercredi 24 juin 2009

Si rose

Bosch, Le jardin des délices (détail), 1504

Vous l'aviez peut-être remarqué.

(sur un air d'Ouvrard)

J'ai la dissert qui déserte
Le billet tout fluet
Le stylo qui prend l'eau
Et les mots ramollos
Ah mon dieu que c'est embêtant d'être une blogueuse qui craque
Ah mon dieu que c'est embêtant du coup c'est moins marrant.

Je n'ai pas de raison extrêmement valable qui viendrait justifier le présent relâchement mais, en attendant d'en trouver une, je vous propose d'accuser un innocent. Voici un poème qui fera l'affaire (oui, c'est de la poésie : y'a des rimes, c'est vous dire si c'est poétique).

Ôde rose

Un soir je t'ai rencontré et
Les billets de mon blog se sont espacés

Je me suis vue noyer ma prose
En prenant une cuite à l'eau de rose

Mignon, allons voir la cirrhose
De mon myocarde qui implose

Depuis qu'une pluie de pétales
Me fit déraper, je m'étale

Mais après tout l'horizontale
N'est-elle pas la position idéale

Sauf pour une douche matinale
Ou avaler notre café sans mal

Qu'importe l'eau qui bout, déjà je brûle
Tu parles, tu souris, je hulule.

samedi 13 juin 2009

Politique, vie et fruits de saison

Dürer, Jeune lièvre, 1502

Mardi dernier, chez le psy.


- "Bonjour. Euh... Euh... (...)
Je vais prendre ma carte dans un parti politique.
- (approbateur) Mmmh.
- Oui parce que, j'en ai marre de me sentir extérieure à tout ce qui se passe, et puis j'ai envie de discuter de perspectives politiques avec des gens, de débattre, d'entendre plusieurs sons de cloche ; pour ça on ne peut pas compter sur les médias.
- Oui.
- Et puis j'en ai marre qu'on me prenne pour une demeurée.
- Mmmh ?
- L'autre jour, une directrice d'école - pas une des miennes, une d'à côté - m'a encore parlé comme à une débile. Je lui exposais un problème tout à fait précis au sujet d'un élève victime d'absence parentale flagrante avec maltraitance. Je lui demandais comment entamer une démarche dans la mesure où nous n'avons plus d'assistante sociale dans l'école cette année. Elle n'a rien trouvé de mieux que de m'expliquer la vie en haussant les épaules : "Ah bin ma pauvre fille, avec notre gouvernement on n'a plus rien alors même si tu trouves une assistante sociale, c'est pas garanti qu'elle puisse s'en occuper. Tu comprends, les gens ont voté pour ça." Ca m'énerve. Je lui ai pas demandé de m'expliquer la politique sarkoziste.
- Elle vous a dit "ma pauvre fille" ?
- Euh. Je crois qu'elle a dit "ma pauvre". N'empêche, c'est gonflant. Avec moi les gens se croient toujours obligés de m'expliquer la vie.
- Non.
- (piquée) Comment ça, non ? Vous êtes censé dire oui, là !
- (indigné) Vous posez une question et vous estimez que la réponse vous est due. Toutes les réponses ne vous sont pas dues.
- (vociférant) Mais pas du tout, je parle d'un problème à résoudre, d'un gamin, et on ne fait rien, on noie le poisson ! Merci docteur, j'étais pas au courant, que toutes les réponses ne me sont pas dues !! Ah voilà, vous aussi vous m'expliquez la vie. Je ne viens pas ici pour ça !
- (posé) Il semble que vous ayez manifestement posé une question qui l'embarrasse. Elle a usé d'un stratagème pour ne pas y répondre. La question est : pourquoi y entendez-vous "ma pauvre fille" ?
- (calmée) Euh. Quand même, on s'adresse souvent à moi sur ce mode-là. Autre exemple : l'autre jour, j'interviens devant l'école (toujours pas la mienne au passage, mais bon, personne ne faisait rien) pour chasser une dizaine de gosses qui s'acharnaient sur un seul élève, prostré contre un mur, en train de pleurer. Je leur dis de rentrer chez eux, certains s'en vont. Un élève reste et agrippe le bras de la victime en lui disant "allez, viens, on s'en va" mais ce dernier résiste. Je lui fais remarquer qu'il n'a visiblement aucune envie de le suivre et lui demande de lui lâcher le bras. Il me répond "Vas-y, tu me parles pas comme ça !". Je l'attrape et le rentre de force dans l'école pour l'asseoir sur un banc et lui rappeler deux ou trois règles de base sur la manière de s'adresser aux adultes.
- (approbateur) Mmmh.
- Une collègue passe et vient jouer les doctorantes en enfantologie : "Ces mômes sont malheureux chez eux, alors ils ne sont pas pressés de rentrer à la maison. Il faut comprendre ça.". Trop sympa de m'expliquer la vie, encore une fois. Il m'a fallu répliquer que je ne chassais pas des gamins par plaisir sadique mais parce qu'ils étaient dix à s'acharner sur leur camarade. Elle a répété sa phrase de bonne âme qui préconise l'absence d'intervention. J'aurais dû les regarder faire avec amour ? Comme si ça leur rendait service !
- Elle avait réagi comment ?
- Elle n'a pas assisté à la scène. Elle m'a juste vue gronder celui que j'avais attrapé.
- C'est un peu la même histoire. Elle ne sait pas quoi faire alors elle vous balance des généralités. Mais vous ! Vous croyez qu'on vous prend pour une "pauvre fille". Il faudrait vous demander ce qui fait que...
- ... Mais évidemment ! Elle a cru bon d'expliquer le métier à la débutante que je suis ! Et puis j'ai d'autres exemples ! C'est une école où les projectiles venant des tours voisines sont monnaie courante, au point qu'ils ont installé des caméras spécialement pour ça. L'autre jour, à la sortie de midi, je discutais avec une de mes élèves sur le perron. Une pêche vient s'écraser sur une marche, juste à mes pieds. Surprise, je m'exclame "mais qu'est-ce que c'est que ça ?!". Une maman, d'un air blasé, me répond "c'est une pêche". Merci madame. Heureusement que vous êtes là pour m'apprendre à reconnaître les végétaux.
- (amusé) Eh bien après tout, votre question était "qu'est-ce que c'est".
- (interloquée) M'enfin, elle trouve ça normal, que les pêches volent bas ?! Mon élève a compris et m'a répondu : "maîtresse, ça vient de cet immeuble-là." Mais la mère... Peut-on être habituée aux pluies de fruits à ce point, jusqu'à dire "Tiens, c'est une pêche" lorsque l'un d'eux percute le sol devant soi ? Y'a pas comme un problème ?
- On se revoit mardi, même heure.
- Oui."

C'est rigolo le psy. J'ai l'impression qu'on débusque des bouts de névrose détalant ça et là, entre deux bosquets de conversation. Un jour je trouverai le terrier de ces maudites bestioles.

mercredi 27 mai 2009

A Dorham

Nous avons eu de beaux échanges. Tu m'as offert de bonnes tranches de rigolade et de savoureux moments de lecture. Pas une de tes histoires ne m'a laissée tranquille sur ma chaise. Tes univers m'en extirpaient sans prévenir, comme un coup de groin expert dans une truffe se croyant bien planquée dans sa terre.

Ceux qui ont essayé de lire du Dorham d'un œil savent de quoi je parle. C'est impossible. Vous pensez pouvoir effleurer distraitement quelques lignes en oblique mais l'extracteuse Dorhamienne est déjà à l'œuvre. Vous voilà aspiré et violemment rejeté vers des mondes étranges faits de fakirs fous, de cadavres sans dents et de supermarchés effroyables.

"La suite !" venais-je ensuite bêler bêtement au bas de ta page.

Je ne peux donc que désapprouver ta pertinente idée de prendre le large avec le monde du blog. Mais je me réjouis de te savoir occupé à d'autres choses passionnantes et j'attends sagement tes futures publications. Heureusement, tu continues d'écrire.

Te souviens-tu du temps de la gloire, lorsque par exemple nous avions gagné l'eurovision ? Zoridae, Balmeyer, Gaël, Nicolas et moi faisions les chœurs derrière toi. C'était ta dernière représentation en chanteur de variété et nous avions pleuré beaucoup. A présent j'en souris : nous ne savions pas, à l'époque, que ta célèbre plume traviata-punk allait bientôt nous réjouir !

Petit rappel en images :

lundi 11 mai 2009

Suivi

Lucas Cranach, Mélancolie, 1532


Je prends des capsules de joie depuis maintenant deux mois. Je me rends donc régulièrement à une visite de routine chez mon généraliste. Au programme : contrôle technique avec vérification du niveau de larmes, pression psychologique, tenue de route et questions diverses.

- "Comment ça va ces temps-ci ?
- Écoutez docteur, ça va vraiment très bien. Je ne sais pas si c'est dû aux gélules ou aux congés. Est-ce que je peux en prendre à vie ?
- Des congés ?
- Mais non.
- Ce n'est pas le but.
- Je comprends, mais comme je vais bien, je n'ai pas hâte d'arrêter. D'ailleurs pourquoi arrêter, si une gélule rose suffit à mon équilibre ?
- Parce qu'on peut faire sans.
- On n'en sait rien, j'ai peut-être juste un défaut de fabrication à la base : des synapses qui bâillent, une sérotonine grumeleuse, un strabisme des neurones ou quelque chose comme ça.
- Rien n'est moins sûr. Vous avez pu subir une dépression réactionnelle ; c'est ce qui arrive suite à une série de coups durs. Là, vous allez mieux grâce à votre traitement, vous allez vivre votre vie tranquillement, le temps va faire son œuvre, la thérapie aussi ; les antidépresseurs deviendront inutiles et nous les arrêterons progressivement.
- Vous ne croyez pas que je puisse avoir hérité d'une usine à morosité en guise de cerveau ? Ça n'existe pas, une raison physique à la dépression ?
- Si.
- Ah !
- Cela dit, c'est un peu facile de dire "je suis faite comme ça".
- Je vais mal depuis toujours. J'ai fait une dépression à 18 ans et une à 28. Et cette année, encore.
-Il y a des états très anciens que l'on peut changer, la psychothérapie est là pour ça. Cela ne veut pas dire que vous êtes construite pour déprimer. Si c'est le cas, on peut prendre des médicaments à vie. Je pense que vous n'en êtes pas là.
- Comment savoir si je réagis mal parce que je suis faite pour mal réagir ou si je suis devenue comme ça à force de mal réagir ? C'est vraiment l'œuf et la poule, ces histoires de dépression. Oh, à propos de progéniture, je peux vous raconter mon rêve ?
- Eh bien...
- Ça dure trois minutes ! C'est pour mieux m'en rappeler quand je verrai mon psy. J'ai une mémoire auditive, vous comprenez.
- Je ne suis pas votre thérapeute, mais allez-y, je vous écoute.
- Cette nuit, les gens étaient enceintes. Entendez : les hommes aussi. D'ailleurs ils portaient des kilts, sans doute pour que ça ait l'air plus normal. Je passe sur les épisodes étranges d'allers et retours à la clinique. La fin de mon rêve me laisse perplexe. Je suis dans la cuisine de la maison de mon enfance, avec ma mère. Elle est enceinte. Mon père est mort (l'inverse de la réalité en somme) depuis 3 jours et c'est pour ça que je suis revenue. J'arrive après sa mort. Je demande à ma mère quand a lieu la cérémonie. Absence de réponse claire : "euh, oh..." Manifestement elle se fiche de me répondre. Elle n'a pas l'air triste. Je me fâche : "Normalement s'il est mort y'a 3 jours, il doit y avoir la cérémonie d'enterrement très bientôt ! Tu veux pas me dire quand ?!" Elle m'ignore et regarde distraitement dans le micro-ondes. On se retrouve dans le bureau (l'ancienne chambre de ma grande sœur décédée) et je crie : "c'est dégueulasse de te venger sur moi ! Tu sais bien ce que ça fait de ne pas assister à l'enterrement de son père ! Tu en as souffert toi-même (ce qui est bien réel) et tu veux me faire subir ça ! De toute façon je n'aimerai pas ton gamin !"
- Ton gamin.
- Oui.
- Pas ta gamine.
- Euh.
- Je ne fais que reprendre votre terme. Alors... Effectivement, je pense qu'il y a matière à un travail avec votre psy. (rire étouffé) Ouh, ça oui.
- Il me semblait, aussi. Merci de m'avoir écoutée et à dans un mois."

En sortant du cabinet médical, j'emprunte la rue qui se trouve être celle d'un ex que je n'ai pas vu depuis un an au moins. Ce dernier en profite pour sortir à ce moment-là. De deux choses l'une : soit c'est le destin, soit il sort de chez lui sans arrêt. Je pense ne pas souhaiter lui parler mais je me connais mal : un de mes bras s'agite frénétiquement pour lui faire coucou.
Il s'approche et me demande de mes nouvelles.
- "Ça va, là je euh (Marie-Georges, explique-lui que tu ne traînes pas en bas de chez lui en hululant !) je sors de chez le médecin.
- T'es malade ?
- Non.
- Tu vas le voir parce que tu vas bien ?
- C'est une visite de routine. Il me prescrit du bonheur en gélule.
- Oh !
- Ça n'allait pas trop il y a quelques temps."

Je m'arrête de sourire pour mieux coller à mon propos. Je me souviens avoir été amoureuse de ce drôle de type qui me préférait maussade. Mon expression fait son effet : il semble plus intéressé.

- "Qu'est-ce que tu fais, là ?
- Qu'est-ce que je fais là ?
- Non, là.
- Ah, là ! Je suis quatre quarts temps. J'ai quatre écoles cette année. Je déteste ce travail.
- Hé bien moi je suis allé trois mois au Japon.
- C'est bien dis-donc."

Mon ton feint ostensiblement l'enthousiasme. Je me sens au boulot, quand un enfant m'annonce une nouvelle aussi extraordinaire que l'acquisition d'une casquette Spiderman. Pas grave : il n'aurait pas aimé que je sourie. Pendant que nous causons, je constate que le médecin avait raison. Le temps fait son œuvre : mon ex a de nouvelles rides autour des yeux.

Nous prenons congé en nous disant "à bientôt" sans y croire ni vraiment le vouloir. Un peu plus tard pourtant, dans la pharmacie où je patiente depuis dix minutes en essayant de deviner à quoi servent toutes les boîtes, il entre et vient s'ajouter à la file des clients. Comme quoi.

mardi 14 avril 2009

Animale de compagnie

Courbet, Autoportrait au chien noir, 1842

Mon blog vient de souffler sa première bougie et moi, ces jours-ci, je joue au bowling avec celles de mon propre gâteau d'anniversaire. La petite fille en moi s'épanouit, à en écraser la femme qui, d'ordinaire, s'évertue à lui marcher sur la tête.

Ça, c'est la faute aux vacances.

A peine arrivée chez mon père, je commençai à sautiller. Intérieurement d'abord, jusqu'à ce que, en montant l'escalier de chêne qui mène aux chambres, je surprenne un singulier mouvement de ressort dans mes jambes. Ces dernières se calaient sur une samba échappée de ma boîte à rythme crânienne, qui martelait un guilleret "mon papaaa, mon papaaa". "Tiens, je suis contente d'être là", remarqua ce qui me restait de sensé.

Depuis que je suis là, la gamine enthousiaste fraîchement débarquée se laisse pousser l'animal de compagnie. Je suis un peu le huitième chat de la maison. Le matin, j'accours pour assister au service de la pâtée. Il faut voir l'embarras de mon père tenant une gamelle géante et s'aventurant d'un pas hésitant sur la terrasse, tandis que des volutes de fourrures circulent autour de ses chevilles en miaulant. L'écuelle une fois déposée, les félins rangés en soleil tout autour, je reprends leurs giries et mon père se retrouve bientôt affublé d'une grande fille ronronnant dans ses pattes.

De temps en temps tout de même, je le laisse pour me poster à l'ordinateur. Mais son répit ne dure jamais bien longtemps.

J'entends la porte d'entrée. Je me dépêche de sortir trottiner derrière lui. Mon père se tient debout devant la mare et semble observer quelque chose. Je me plante à son côté en l'imitant, poings sur les hanches. A cet instant, je réalise les limites de mon entreprise. Je n'ai aucune raison objective de fixer le paysage de la sorte, mais je scrute comme mon père - qui doit certainement savoir ce qu'il fait - en cherchant un indice sur la surface de l'eau. En vain. Je découvre l'existentialisme familial.

Mon père se met à marcher prudemment entre les fleurs et je le suis. Mes pieds se posent sciemment sur les mêmes pierres que les siens. Il y a sans doute mieux à faire mais à ce moment-là, je n'ai aucune envie de quoi que ce soit d'autre qu'être près de lui. Par moments je veux lui parler, alors je l'interroge sur des noms de fleurs, d'arbres, d'animaux alentours. J'essaie de retenir tout ça. Je risque une énième question bête en apercevant un de nos chats roux :
- "C'est qui, lui ?
- C'est Rouquinet.
- Comment tu fais pour distinguer Rouquin, Rouquinet et Chapi ?"
L'œil malicieux de mon père annonce une réponse nébuleuse qui ne tarde pas :
- "C'est simple : ils sont pas pareils."

Demain, je rentre à Paris. Je vous laisse, il faut que j'aille repasser mon costume d'adulte indépendante.

lundi 13 avril 2009

bougie sous cloche

Mantegna, La présentation de Jésus au temple, 1465


En avril, découvre-toi un profil
.

Cet adage bien connu des blogueurs et gueuses, je décidai de le prendre au pied de la lettre il y a un an jour pour jour, en commettant le présent blog.

Il est d'usage courant qu'un anniversaire de blog se célèbre par un billet. Lorsqu'on est verni, l'événement tombe un lundi de Pâques, jour béni où d'autres blogueurs trompent l'ennui en éditant un billet d'anniversaires groupés. La fête n'en est alors que plus folle.

Un an, c'est l'entrée dans la force de l'âge bloguesque ; c'est à la fois la fin du début et le début de la suite. C'est dire si ça compte. La naissance de mon tout premier billet, c'était il y a un siècle, il y a une éternité ; je m'en souviens comme si c'était hier.

Quelle mouche me piqua à l'époque ? C'est simple : une montagne de linge grondait au fond de ma salle de bains en attendant une lessive qui tardait à venir. Ce jour-là, j'aurais fait n'importe quoi pour ne pas aller à la laverie. Le n'importe quoi en question prit la forme d'un blog. Très vite, je découvris le succès de mon entreprise : une semaine à peine après la création de Bouche de là, ma lessive n'était toujours pas faite. Je devins blogueuse convaincue.

Le blogage me réussit : en un an, j'ai acquis un nouvel appartement, une machine à laver et deux radiateurs. Si je suis une femme épanouie et bien dans mon corps, c'est grâce à mon blog, sans lequel je ne pratiquerais pas le footing. Ma vie sociale est plus intense, mes cheveux faciles à coiffer. C'est donc profondément émue et d'une poignée de doigts enthousiastes que j'adresse ici mes bons vœux à mon bon vieux blog.

dimanche 29 mars 2009

Le samedi

Poussin, Les bergers d'Arcadie, 1640

C'est curieux, un jour on ouvre un blog seule dans son coin, en pensant avoir trouvé un moyen de tenir son journal ; on se sent libre mais un peu triste avec ses "zéro commentaire". Et plus tard, des lecteurs se signalent. On se dit "ohlala, je ne vais pas écrire ça, ça va plomber l'ambiance, les pauvres, etc." Voilà. Et puis bon, on se ressaisit : "c'est mon blog, bordel !", comme dirait l'autre. Tout ça pour vous dire que je regrette d'être morose mais j'ai besoin d'écrire ce qui suit ; oui, besoin, allez savoir pourquoi, allez comprendre. Comme me disait une amie hier, écrire c'est aussi un moyen d'être sûr de ne jamais oublier. Ce doit être pour cela. Voici donc une partie de la longue liste de courses de mes souvenirs avec ma mère et ma grand-mère, toutes deux montées au ciel il y a deux ans.

C'est samedi et j'ai sept ans. Ou huit, ou neuf. Tous les samedis sont les mêmes, de toute façon. Je déteste le dimanche, mais je ne sais pas si j'aime le samedi.
C'est super, le samedi : c'est jour de frites. Ma mère a déposé sur la table un plat en verre, tapissé de papier absorbant et empli de pommes de terre dorées. Ça sent l'arachide chaude. Youpi, ça se mange avec les mains ! J'adore attraper une frite et la promener dans mon assiette, en traçant des sillons sur une plage de cristaux de sel. Mais ma mère se lève déjà. Elle va fermer les fenêtres. Mon père se lève aussi et met sa veste. J'engloutis le reste à toute vitesse. J'entends la voix de ma mère au téléphone. Six mots qu'elle prononcera durant trente ans dans le même ordre, sur le même ton, sans jamais en ajouter un. "Allô ? C'est nous ! On arrive." J'entends la porte du garage s'ouvrir et le moteur ronronner. Je n'ai pas vu mon père sortir. Il est déjà en bas et fume sa gitane en manoeuvrant la voiture en marche arrière. J'accours.

Solaize, Vernaison. Silence dans la voiture. Le pont au-dessus du Rhône est toujours aussi grand, la maison au toit de tuiles multicolores toujours aussi mystérieuse. Elle est trop petite pour y habiter. On dirait une chapelle muette. Vernaison, Grigny, Givors. Une statue de la liberté communiste, un lacet qui monte, des immeubles de toutes les couleurs.

Ma grand-mère se tient debout devant le petit parking qui borde la route. Je saute sur mon siège. Je sais que c'est la fin du silence. Elle s'installe à l'arrière, à côté de moi. Elle me sourit, me dit bonjour, me donne un rocher en chocolat. Elle entame une conversation avec ma mère. Elle dit qu'il n'y a rien de bien à la télé, que le café est cher, elle rit en racontant qu'un homme lui donnait vingt ans de moins. Elle est joyeuse. Ma mère se contente de répondre d'une voix à peine audible mais aimable, en fixant la route droit devant elle. Deux femmes, deux mondes. Ma mère sans maquillage, ma mère cent pour cent coton, ma mère attentionnée et douce mais aussi grave et mutique. Ma grand-mère parfumée, coiffée, joviale, ma grand-mère qui me demande comment ça va à l'école, qui a toujours des choses à raconter. Et qui donne, donne et donne encore : des sous aux enfants de son quartier, du chocolat, des beignets aux pommes qu'elle nous a préparés, des photos de mes chanteurs préférés découpées dans des programmes télé...

Nous arrivons sur le parking du supermarché. Chacun prend un chariot et file dans ses rayons. Je zigzague. Je passe avec mon père près des jouets, je sais qu'il m'en achètera un. Il ne dit jamais non, sauf pour les poupées Barbie ; c'est interdit, je ne sais pas pourquoi.
Je galope retrouver ma mère aux fruits et légumes. Très vite, je m'ennuie. Je file vers les caisses. Ma grand-mère a déjà fini, elle nous attend de l'autre côté, assise sur un banc. Je la rejoins. Nous discutons. Elle me parle de prix en ancien francs, je ne comprends pas. J'aime bien quand elle me parle de mon grand-père, je ne l'ai pas connu. Ils se disputaient tout le temps. Elle me dit qu'un jour, elle lui a envoyé un cendrier en verre à la figure. Elle me raconte qu'elle donne des coups de pied à son dentiste. Je ris.

Mes parents arrivent avec leurs chariots pleins. Nous allons à la voiture. Ma grand-mère tend un pot de fleurs à ma mère. Elle sourit en le prenant et dit "elles sont jolies", d'un air un peu triste. Nous roulons et déposons ma grand-mère chez elle. Je lui fais coucou de la main depuis la voiture qui redémarre, elle répond malgré ses sacs qui l'embêtent.

Nous repassons devant les tuiles intrigantes. J'ai un peu mal à la tête.

Nous arrivons dans notre village. Nous tournons et nous garons sur le parking du cimetière. Ma mère me demande si je veux venir. Je ne sais pas. Quand je reste dans la voiture, j'ai peur toute seule. Quand je vais avec eux, j'ai peur aussi. C'est un endroit étrange : on n'entend que le gravier qu'on écrase et il y a un mort sous chaque croix ; beaucoup de morts qui font Dieu sait quoi sous nos pieds.

Je viens. La tombe de ma soeur est différente : pas de croix, pas de nom de famille, juste une stèle avec son prénom et deux dates, 1969-1979. Mes parents s'activent en silence, jettent des fleurs derrière une barrière où gisent des monceaux de plantes fanées, arrachent de la mousse, trient les petits cailloux blancs qui encadrent le marbre. Ma mère dépose le pot offert par ma grand-mère, mon père va chercher de l'eau. Je suis rassurée quand j'aperçois des visiteurs dans les allées du cimetière, mais c'est rare. Je n'aime pas quand nous sommes seuls avec les morts.

Nous fermons la grande grille qui grince et montons dans la voiture. Arrivés à la maison, je cavale, je fouille dans les sacs à la recherche de gâteaux, je file avec mon nouveau jouet. Mes parents rangent les courses. Il est 14 heures, mon père se change et descend au jardin. Il remontera à l'heure du dîner. Ma mère s'allonge devant la télé jusqu'au soir.

jeudi 19 mars 2009

Un bon anniversaire

Ayant raté l'occasion de trinquer avec Didier Goux et Nicolas hier soir, je me rattrape en venant chanter à Didier une sérénade d'anniversaire car oui, c'est aujourd'hui.
Tout spécialement pour vous Didier, cet extrait du film Nosotros, los pobres (Nous, les pauvres), où Pedro Infante entonne le chant d'anniversaire traditionnel mexicain, las mañanitas.
Didier se laissera-t-il convaincre par ma sérénade ? Me pardonnera-t-il le faux bond d'hier soir ? Ouvrira-t-il la fenêtre ? Vous le saurez en regardant cette vidéo.





lundi 16 mars 2009

A lire

Je vous recommande l'excellent billet de Gaël.

samedi 14 mars 2009

Sur la route de Porzac...


Van Gogh, Portrait du docteur Gachet, 1890

La scène se passe hier soir, chez mon généraliste attitré
.

- Qu'est-ce qui vous amène ?
- (souriant) Vous allez rire docteur, je vais bien. (pleurant) C'est bien ma veine. Ça n'allait pas lorsque j'ai pris rendez-vous, mais juste au moment où je vous vois ça va mieux (fronçant les sourcils, maudissant l'instant présent) .
- Ça n'a pas l'air d'aller.
- C'est ridicule, je suis arrivée en me disant "zut je vais bien, c'est pas le moment", puis j'ai ouvert un magazine dans votre salle d'attente et j'ai fondu en larmes en tombant sur une photo de Laurence Parisot.
- C'est normal, ça.
- Vous me rassurez.
- Il est tout à fait légitime d'être en rogne en lisant l'actualité politique ; cela dit, pleurer pour ça l'est un peu moins.
- (riant nerveusement) Alors je suis un peu moins que normale. Je rentre chez moi, je pleure ; je vais me coucher, je pleure etc.
- Vous me prêtez votre carte vitale s'il vous plaît ?
- (fouillant dans son sac à main) Oui, elle est euh dans la poche de ma veste (remuant les affaires de son sac façon boules blanches de Motus), un instant, voilà.
- Vous avez le dernier modèle avec photo et tout !
- C'est l'avantage de la perdre tout le temps. J'ai toujours la carte vitale dernier cri.
- (plaisantant) Maintenant qu'il y a une photo, vous ne la perdrez plus.
- (perplexe) Ah ? Dans ce cas comment expliquer que j'aie également égaré mon permis de conduire ?
- Que penseriez-vous d'une aide médicamenteuse ?
- Ça doit être parce que j'avais des lunettes sur la photo.
- Si on essayait un antidépresseur ?
- On peut. Le Porzac[1] ne m'a jamais rien fait, mais bon. Je n'ai pas souvenir d'avoir eu un truc qui marchait ; ah si, une fois, ça s'appelait Froxyflal[2]. A l'époque, l'angoisse me donnait des nausées. Ce médicament avait provoqué de vraies nausées, sans angoisse. Ça changeait.
- C'est un vieux médicament, ça.
- Je ne suis pas vieille !
- Vous savez, il y a toujours 60% de gens qui réagissent favorablement au Porzac. Pour une autre molécule, ce seront aussi 60% de gens, mais pas les mêmes. Nous allons en essayer un autre. J'en connais un bien, avec pas trop d'effets secondaires. Vous pouvez même boire un verre d'alcool, il n'y a pas d'interaction nocive.
- (bondissant) chouette !
- J'ai dit un verre, hein.
- (honteuse) Euh oui bien sûr. D'accord, je veux bien essayer. (sortant des billets de banque en boule du fond de sa poche) C'est toujours vingt-deux euros ? (comptant les billets) Ça alors, moi qui croyais que je n'avais pas d'argent sur moi...
- Vous pouvez faire un chèque si vous préférez.
- (ayant posé vingt-deux euros en espèce sur le bureau) Ah, vous voulez un chèque ?
- Mais non.
- C'est drôle, j'ai passé trente minutes de trajet jusqu'à vous en me maudissant de n'avoir pas d'argent sur moi. Je me suis pourri la vie pour rien. J'avais la flemme de fouiller mes poches.
- Cela fait partie d'un ensemble de symptômes, ne vous inquiétez pas, c'est normal. Je vous prescris du X-OR[3] et on fait le point dans un mois. Appelez-moi si ça ne va pas ou si cela provoque trop d'effets indésirables.
- Merci docteur.

Après, je suis entrée dans une pharmacie où une dame se faisait servir. Je me suis postée derrière elle. Vingt minutes plus tard, rien n'avait changé, sauf qu'on était tellement nombreux à attendre que la porte automatique s'ouvrait et se fermait toute seule. Elle aussi était surmenée.


[1] Je ne suis pas dyslexique, je camoufle habilement les marques.
[2] cf. [1]
[3] Le nom du médicament a volontairement été déguisé en shérif de l'espace. Ne me demandez pas pourquoi, vous voyez bien que je ne suis pas en mesure de fournir une réponse cohérente.

jeudi 12 mars 2009

La journée de la vache

Rubens, Les trois grâces, 1638

En allant au travail aujourd'hui, je constatai que mon pantalon avait changé. Je l'avais acheté large il y a quelques années, dédaignant les remarques d'un vendeur qui avait tenté de m'attirer vers des coupes cyanosantes ou, selon ses dires, plus féminines. Ce matin donc, mon futal arborait une féminité incontestable. Je me retrouvai gênée dans mes pas par la tension extrême des tissus qui retenaient l'amplitude de l'enjambée de toutes leurs fibres.
C'est curieux : un phénomène similaire semble être arrivé à mes pulls, à peu près en même temps. J'en veux pour preuve un frottement ventral inopiné. Il y a plus singulier encore : privé de vêtement, mon ventre prend sur lui et se frictionne lui-même. Si je m'assois, la ceinture de mon jean disparaît toute entière sous un amas corporel qui se dépose par-dessus comme une belle nappe de chair.
Je me faisais la réflexion tout à l'heure, en grignotant ma deuxième tablette de chocolat lait-noisettes après le dessert : je crois que bloguer est mauvais pour la ligne.
Ce matin, alors que je cavalais dans ma bouche métropolitaine, un air de circonstance surgit d'un repli cérébral. C'est en observant mes contours tout neufs tressauter au gré des marches que ma boîte à musique interne entonna : ma vache a grossi.
Plus tard, mes élèves me supplièrent de leur lire un album qui s'appelait Le lait. En ouvrant la première page de cet ouvrage didactique sur la fabrication de mets lactés, devinez quelle chanson revint hanter mes conduits crâniens ?
Je remercie Youtube de me permettre de vous faire partager mon humeur musicale du jour.



lundi 9 mars 2009

Mtislav

Ensor, L'entrée du Christ à Bruxelles, 1889

On peut bloguer sans blog. D'après Hegel, il s'agirait même de la plus haute expression de l'art du blogage. Le texte qui suit nous a été envoyé par un des plus éminents membres du comité de rédaction du blog englouti Mtislav. Je vous en souhaite une bonne (re)lecture.


Je m’appelle Didier Goux


C’est un projet que nous avons mené depuis maintenant plus de trois ans dans notre jolie université du bord du périphérique. C’est un travail que nous avons proposé à nos étudiants de science du langage notamment, qui malgré leur brillante réussite en licence, master voire en doctorat ne maîtrisaient qu’imparfaitement certaines fonctions du langage... Il s’agissait de leur proposer un atelier d’écriture qui les motive véritablement. L’idée nous est venu dans un café où nous nous retrouvions avec un ami blogueur. Faisant que le constat que les trolls étaient vraiment dépourvus d’imagination et de répondant, réunis autour de nos apéritifs, nous imaginions tout l’intérêt que pourrait donner à un blog les interventions de trollers sérieux et compétents. Signalons avant d’aller plus avant à ceux qui l’ignoreraient que on désigne par “troll”, sur la toile, celui qui provoque, recherche la bagarre, ou plutôt la polémique puisqu’il ne s’agit que de mots... La conversation allait bon train sur les qualités caricaturales que devrait nécessairement posséder ce troll. A la suite de cette discussion, notre laboratoire a décroché une subvention mirobolante d’un opérateur en téléphonie mobile. Dans la guerre pour le financement de nos recherche, nous sommes habituellement les parents pauvres. Autant dire que cette manne, nous ne comptions absolument pas dessus. Il fallut assez rapidement mettre sur pied notre protocole de recherche et se lancer. Un premier groupe d’étudiant travailla sur le commentaire de blogs. Ils se référaient à la “bible” que nous avions établie pour se caler tant sur le plan politique que psychologique. De droite, politiquement incorrect, multiphobe pourraît-on dire ; obsessionnel, en quête d’une reconnaissance paradoxale, volontiers sardonique. Une question se posa rapidement au G1a (le groupe des commentateurs) que ne tranchait pas la “Bible” : pouvait-on aller jusqu’à l’insulte. Cela donna lieu à des discussions qui furent récurrentes, la position de principe étant que l’insulte était conforme à voire nécessaire au personnage, d’autant plus crédible si elle visait une femme.

Il nous sembla que notre troll devait lui-même posséder un blog. Nous avons lancé un deuxième groupe d’étudiants volontaires, beaucoup plus réduit, sur ce projet. Le travail des étudiants du G2a était beaucoup plus facile à encadrer. Ce qui a souvent été délicat, c’est de limiter leurs ardeurs : un blogueur qui produit plus de trois billets dans une même journée aurait pu paraître peu crédible. Même s’agissant d’un sexagénaire atrabilaire, vindicatif et érotomane. Les étudiants l’ont bien compris, ont fouillé leurs billets, travaillant son côté “artiste” (raté et maudit), sa misanthropie et ajoutant au personnage une touche d’humour qui a bien inquiété les superviseurs : ce n’était pas du tout conforme au programme de départ.

Il a fallu pallier une autre difficulté : les blogueurs organisent des rencontres rituelles. Rien de mieux que d’y faire apparaître notre personnage. Le risque pouvait paraître insensé mais à la réflexion il était tout à fait limité. Dans ces réunions, chaque blogueur bouffi d’orgueil a plutôt tendance à s’écouter parler. Pour paraître fin, méchant et percutant, en un mot, pour avoir de l’esprit, il suffisait d’être précédé de la réputation d’en avoir, d’être physiquement identifiable et remarquable. Nous avons sollicité un intermittent du spectacle qui a préparé son rôle avec le G3a, ne soyez pas impressionnés, le groupe était constitué de membres des deux précédents groupes. Au total, nous n’avons été que trois professeurs et une trentaine d’étudiants à travailler sur ce projet.

Pourquoi dévoiler le “pot aux roses” me direz-vous ? Tout d’abord, notre principal bailleur de fonds a décidé de nous laisser tomber (1). Nous n’avons plus les moyens de faire fonctionner Didier Goux ! Par ailleurs, nous avons connu toute une série de difficultés dont le récit serait fastidieux (2).

Certains pourraient être tentés de reproduire cette expérience (3). Nous ne pouvons leur dire qu’une seule chose : Didier Goux, c’est moi...



(1) Pour ceux que cela intéresse, paraîtront prochainement les premiers travaux sur cette expérience. A noter que plusieurs collègues ont eux aussi lancé des travaux de ce type. Leur grand mérite est de motiver les étudiants sur le problème des fautes d’orthographe ! Ne riez pas, c’était l’un de nos objectifs majeurs pour ce qui concerne les élèves de licence. Sans avertir nos étudiants, nous avons prévenu l’auteur du blog sur lequel notre personnage allait commenter de produire toujours plus de fautes d’orthographe que notre troll. Chacun sait que quelqu’un qui ne fait pas de fautes, dans notre belle langue, c’est quelqu’un qui en fait un petit peu moins que l’autre... Cela a marché, nos étudiants ont beaucoup progressé, le travail en groupe, la relecture anxieuse de chacun des commentaires a formidablement motivé tous les participants.

(2) Des collègues d’une autre université d’Ile-de-France ont lancé une expérience similaire à la notre, créant une “famille de blogueur”, le père, la mère, le petit kéké. Pour tenter de nous déstabiliser, il ont créé un personnage de rital généreux, esthète militant et doué qui rivalise avec notre propre personnage. Les uns et les autres étant persuadés que seul leur personnage est imaginaire... Une fac du Sud-Ouest a elle aussi lancé son personnage. Le campus est actuellement bloqué dans un mouvement de protestation contre les projets de la ministre Pécresse. La seule solution qu’ils ont trouvé a été de détruire le blog de leur personnage. Cette idée était parfaitement stupide car attirant inutilement l’attention des blogueurs sur des expériences dont le but était essentiellement scientifique.

(3) Pour ceux qui jugeraient que ces expériences contestables sur le plan moral, nous devons bien reconnaître que à plusieurs reprises la ligne jaune fut franchie. Nous tenons à nous excuser des insultes qui ont été adressées à une blogueuse, lesquelles étaient bien réelles. Je dois dire que j’en ai éprouvé une profonde tristesse et que je m’en suis beaucoup voulu de ne pas avoir eu l’idée de fabriquer un troll poli, modeste et généreux.