vendredi 25 décembre 2009

Rouge

Cézanne, Les joueurs de cartes, 1895

La préparation du repas de réveillon prit deux minutes à mon papa. La recette ? Vous déposez un pavé de biche* dans une poêle, vous le retournez au bout d'une minute, vous attendez au moins autant avant de servir.
Pendant ce temps, j'égouttais le riz, que j'avais pris soin de choisir en version libre dans sa boîte plutôt qu'en sachet-cuisson. "C'est Noël, quand même."
Nous nous installâmes de chaque côté de la table de la cuisine.
- Tu as déjà goûté le vin ?
- Je vérifiais qu'il ne soit pas bouchonné.
Je blêmis. Non, un côte-rôtie 2003 n'a pas le droit d'être gâté; c'est contraire à toutes les lois de la bonne soirée ainsi qu'à l'éthique du prix exorbitant.
- Alors ?
- Non.
- Ouf.
Nous piquâmes dans nos assiettes et nous délectâmes de la tendre chair de cette bête qu'un Bambi pleurait sans doute quelque part. De temps en temps, je m'aventurais dans une phrase sortie de tout contexte introductif. Dans ces moments-là, mon père arrêtait net sa mastication pour mieux m'entendre. J'avais l'impression de dire des choses graves tout le temps. Lorsqu'il ne répondait pas, je savais que ça l'était.
- C'est drôlement bon, le côte-rôtie, je n'en avais jamais bu.
- C'est un vin qui râpe.
- Et c'est bien, quand ça râpe ?
- C'est qu'il a beaucoup de tanin. Rien à voir avec le beaujolais.
Mon père désigna d'un mouvement de tête le cubi qui trônait en bout de table.
2003, poursuivit-il, c'est l'année de la canicule.
- Ah oui c'est vrai ! Je me souviens, je partais au Mexique... Et euh, c'est bénéfique, une canicule, pour un vin ?
- Pour celui-là oui.
Ce fut le deuxième soulagement au cours du repas. Lorsque j'apporte quelque chose à mon père, il faut non seulement que ça lui plaise, mais aussi que j'en aie l'absolue certitude. Seulement voilà : mon papa ne répond pas toujours aux questions qui le concernent de trop près. Alors je l'interroge sur ses goûts de façon détournée, en faisant mine de rechercher un éclairage auprès de sa légendaire rigueur scientifique.
- Je me demande pourquoi le champagne est aussi cher. Je préfère vraiment un bon rouge ! Tu sais pourquoi, toi ?
- Non, j'ai jamais compris.
J'avais rudement bien fait de choisir du vin.
- Tu sais ? Le père de Françoise est mort exactement de la même manière que maman.
Mon père reprit illico sa mastication. Il sembla observer fixement un point dont l'abscisse et l'ordonnée se trouvaient entre le goulot de la bouteille et le manche de ma fourchette.
Tu sais ? Plein de gens pensent que le soleil tourne autour de la terre. C'est dingue quand même. Moi j'aime beaucoup ce vin.


* (Les végétariens, je compatis. Vous pouvez remplacer la biche par une tranche de feta, à condition de la saisir dans une huile très chaude pour la faire dorer.)