samedi 17 octobre 2009

Kafkonç'

Ernst, Au rendez-vous des amis, 1922

Des fois, je sors pour oublier l'univers surréaliste dans lequel je baigne tous les jours grâce à mon énigmatique boulot de prof à mission indéterminée. Des fois, je me dis après coup que c'est pas gagné.

La scène se passe hier soir, dans un lieu branché de la capitale.

- Vous désirez boire ou manger ?
- Nous allons juste prendre une boisson, merci.
- Vous avez choisi ?
- Euh vous avez quoi comme vin rouge au verre ?
- Je vous apporte la carte.

La serveuse revient avec des fourchettes.

- Vous désirez manger ou boire ?
- Euh nous c'était pour boire.
- Vous ne mangez pas ?
- Non.
- Vous avez fait votre choix ?
- Vous avez quoi comme vin rouge ?
- Je vous apporte la carte.

La serveuse réapparaît en traînant une chaise surmontée d'une grande ardoise. En dessous du menu, je distingue deux noms de vins inscrits à la craie.

- Alors voici les vins, en bas de la carte.
- Merci.
- Vous ne mangez pas ?
- Non.
- Vous n'avez pas besoin de la carte alors, je la tourne parce que vos voisins veulent commander des plats. (faisant pivoter la chaise porteuse) Excusez-nous, nous n'avons pas beaucoup de cartes.
- Ce n'est pas grave. Vous avez quoi comme bières ?
- Alors en pression, nous avons Kornembourg ou Heinkenen. Excusez-moi.

La serveuse se démène avec une autre dalle géante un peu plus loin.

- Elle a l'air un peu perdue. Bon, vous avez choisi ?
- Ouais, une Kor pour moi.
- Moi je prendrai un jus de fraise. Tu as choisi ton vin, Marie-Georges ?
- Euh alors, dans la seconde où j'ai aperçu le tableau, j'ai cru lire "Côteaux Lyonnais", ça ira bien.

La serveuse arrive à petits pas rapides.

- Je peux prendre votre commande ?
- Oui, alors il y a : une Kor, un jus de fraise, un verre de Côteaux Lyonnais.
- C'est parti.

La serveuse revient avec un bout de papier.

- Excusez-nous, nous avons eu un problème en caisse. Je dois reprendre votre commande. Alors il y avait une Heinkenen et puis ?
- Non, une Kornembourg.
- D'accord. Ensuite ?
- Un jus de fraise.
- Nous n'en avons plus, désolée.
- Euh alors un jus de mangue.
- Oui, et puis ?
- Un verre de Côt...
- CÔTEAUX LYONNAIS !! Ça je me souviens !
- Hum, oui voilà.
- C'est noté.

- Quand même, ça fait quarante-cinq minutes qu'on a commandé nos boissons.
- Pas grave, on est bien installés ici, non ?

Je tourne la tête pour regarder la scène en contrebas. Sur une vaste estrade, un disc-jockey se tient debout derrière ses platines face à un public indifférent, des spectateurs se demandant sans doute s'ils verront leur boisson arriver un jour. Vus d'en haut, on dirait des rois mages en plastique tournés vers le divin nourrisson. Tout nimbé de couleurs, les bras en croix, le maître de cérémonie se concentre sur son mix de vieilles mélodies latines. Mes oreilles tentent de comprendre en quoi sa main effleurant chaque vinyle disposé autour de son ventre influence l'air de salsa qui s'échappe des amplis. Je remarque que ceux qui ont commandé des plats sont servis.

- Voici votre Kornembourg, monsieur, et le Côteaux Lyonnais. (déposant une petite bouteille de nectar) Je suis désolée madame, il n'y avait plus de jus de goyave.
- Merci.

- Pourquoi elle nous dit qu'il n'y a plus de goyave ?
- Je ne sais pas.
- (trempant ses lèvres dans le mystérieux breuvage) Mais c'est du jus d'ananas ! Je déteste le jus d'ananas.
- On rappelle la serveuse ?
- Non, ça ira très bien.
- C'est pas génial, les concerts, ce soir.
(...)

La serveuse repasse nous voir et dépose une machine à cartes bleues sur la table.

- Je vais devoir vous encaisser.
- Bougez pas, c'est ma tournée.
Je tends ma carte à la serveuse.
- Désolée, on ne prend pas la carte en dessous de dix euros.
La serveuse s'en va jusqu'à la table voisine tandis que je remballe mon moyen moderne de paiement. Elle se pointe à nouveau sans tarder. Je farfouille dans mon porte-monnaie.
- Attendez, j'ai du liquide. Alors ça fait combien au juste ?
- Onze euros.
- ...
- Oui, excusez-moi, j'avais oublié de compter le jus de fraise.
- Je peux régler par carte ?
- Bien sûr madame. Je reviens tout de suite avec la machine.

jeudi 15 octobre 2009

Année ionescolaire (2)

Hokusai, Kajikasawa dans la province de Kai, 1831

L'épisode 1 est sur cette page, un peu plus bas (penser à mettre un lien). La scène se passe le 1er septembre.

Toujours à l'inspection, le secrétaire et moi tentons de joindre le rectorat depuis dix minutes sans grand succès.
- Ah, ça y est, ça sonne. Je vous passe la personne que vous avez rencontrée ce matin.
- Merci. Allô ?
- Allô mademoiselle Profonde ? Oui excusez-nous, nous vous avons attribué un poste déjà pourvu. Je suis désolée, j'avais mal lu l'écran... Bref, nous allons vous donner autre chose. Alors il me reste... Euh... Laissez-moi voir... Remplaçante dans le 12è ou le 20è, ou bien un poste soutien dans une école.
- Dans UNE école vous dites ? C'est bien, ça ! je prends ! Mais c'est quoi ?
- Je ne sais pas, ce sont des postes qui ont été créés cette année, je n'ai aucune information. Pour en savoir plus, contactez vite l'école Bidule, la directrice, madame Machin, vous expliquera en quoi cela consiste. Au revoir.
- Merci ! Au revoir ! clic
- L'école Bidule ne dépend pas de ma circonscription mais vous pouvez les appeler depuis le bureau d'à côté, ma collègue s'en occupe.
- Merci ! Au revoir !

Au bureau d'à côté

- Bonjour, le rectorat vient de m'affecter dans votre circonscription pour remplacer madame Truc cette année, est-il possible de joindre l'école Bidule ?
- Je les appelle. Vous êtes ?
- Euh Marie-Georges Profonde, poste soutien.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Je ne sais pas.
- J'appelle. (...) Allô, madame la directrice de l'école Bidule ? (...) Oui, je suis avec mademoiselle Profonde, elle est euh...
- Maître soutien !
- Maître soutien chez vous. (...) Votre équipe est au complet ? Ah non, moi j'ai quelqu'un qui vient justement pour remplacer une de vos collègues, madame Truc. (...) Vous êtes sûre ? Bon, je vous l'envoie. clic. Elle vous attend.

A l'école Bidule

- Bonjour madame la directrice, alors voilà : je viens remplacer madame Truc...
- Je ne connais pas de madame Truc.
- Eh bien à l'inspection, ils ont un papier avec la liste des professeurs de votre école, et je vous assure qu'il existe une madame Truc, travaillant ici.
- Jamais vue.
- Bon, je suis là en tout cas, c'est le rectorat qui m'envoie.
- Très bien, euh, ils vous ont précisé la nature de votre fonction ?
- En fait il m'ont dit que vous m'expliqueriez.
- Ah.
- Hum.
- Eh bien, je vais demander à l'inspecteur.
(...)
Il n'est pas au courant. Il m'a dit de ne pas nous réjouir trop vite, il y a de grandes chances que vous nous quittiez d'ici la fin de la semaine.
- Mais mon poste soutien alors ? Et madame Truc ?
- Je n'en sais pas plus.
- Fichtre...