Aujourd'hui j'ai contemplé ma liberté. Puis je me suis vue ne rien en faire, dans un haussement d'épaules.
Je suis allée au supermarché et j'y ai passé beaucoup de temps. Je voulais m'intéresser à mes futurs achats. Impossible. Dans ce décor surinvesti, tout m'extirpait de la concentration nécessaire pour retenir ma liste de courses. Je me la répétais en litanie pour mieux l'apprivoiser : "bananes et glace au chocolat ; bananes et glaces au chocolat ; bananes et glace au chocolat ; ne pas oublier la glace au...". Je dus me rendre à l'évidence : je stagnais au rayon des yaourts, fascinée par la fraîcheur qui mordillait mes bras tandis qu'une résistance me grillait délicatement le couvercle crânien. Dans ce supermarché, que nous appellerons Moroprix pour en préserver l'anonymat, ils ont eu l'idée de chauffer les rayons frais. Il fallait y penser. Je me dis qu'ils en avaient peut-être assez de balayer des allées encombrées de gens cristallisés au sol. Ça faisait désordre, ces poubelles pleines de stalagmites humains, ces bacs remplis de clients cryogénisés non loin des portes du magasin. Il fallait bien trouver une solution. Le chauffagiste qui avait accepté la délicate mission de fabriquer un radiateur qui réconforte la chair humaine en gardant le yaourt frais avait sûrement des tas de créanciers aux trousses et de bouches à nourrir. En tout cas il l'avait accomplie et je zigzaguais entre les produits laitiers, zébrée de chaud et froid.
J'aperçus une splendide laitière à bouche et je me sentie proche d'elle. Elle était blanche comme ce qu'elle paraissait chercher. Elle regardait les rayons sans les voir et arborait un sourire tout animé de l'intérieur. J'aurais voulu l'aborder, qu'elle me raconte sa vie, qu'elle me dise si on l'avait comparée un jour à cette marionnette du Muppet Show composée de cheveux longs desquels dépassait une bouche. Mais j'avais des bananes à acheter. Ragaillardie par cette complicité imaginaire et décidée à dégoter l'oblongue cible, je filai au rayon charcuterie, le panier alourdi par d'inutiles yaourts pour célébrer ce bon moment passé parmi les pots. Je parcourus le long couloir rose et débarquai devant une rangée de cageots. Chairs charnues, peaux tendues et queues dressées : je contemplais enfin la vallée des fruits.
Je fis demi-tour sans raison. Je me sentais libre. Je fis une boucle pour revenir d'un pas décidé, fière de maîtriser le parcours yaourt-jambon-bananes. Mon cerveau s'empara vite d'un dilemme : vrac ou cellophane ? Choix de chaque unité ou acceptation aveugle du lot ? Régimes de provenance inconnue ou paquet certifié commerce équitable ? "Tu comptes vraiment perdre ton temps à aller chercher un sachet alors qu'il y a des bananes déjà emballées ?!", pesta une cellule grise plus grosse que les autres. Le cerveau au garde à vous, j'obtempérai en jetant un œil vague au prix de l'équité.
Après quelques errances où je m'assurai que non, rien de rien, je ne regrettais rien au rayon sardines, café, biscuits, essuie-tout et le reste, je marquai un arrêt prolongé devant les glaces. Ce que j'avais à hauteur d'yeux n'était pas à celle de mes espérances. "Tu ne me plais pas", lançai-je au pot de glace qui m'attendait. L'objet de ma convoitise m'apparaissait désormais dans toute sa froideur. Nous nous considérâmes longuement. Le fantasme laissa place à l'indifférence. Je finis par attraper son voisin bourré d'yeux en amandes et refermai la porte brutalement.
En passant par chez les céréales, je trouvai que c'était une bonne idée, les céréales. Je me serais bien choisi des céréales. Las, toutes celles qui me faisaient envie mentionnaient des vertus amincissantes alors que je ne leur avais rien demandé. Vous imaginez, flottant dans mon bol de lait, des pétales de riz me soufflant leurs qualités nutritionnelles pendant que le paquet aux silhouettes conquérantes me fredonnerait la recette du bonheur par l'amaigrissement, dans un gazouillis visuel indigeste ? "Vous ne m'aurez pas !", dis-je aux emballages saturés d'exergues incitatifs. J'étais en train de réaliser que moi non plus, je n'aurais pas mes céréales. Elles snobaient mon inertie corporelle autant que je toisais leurs criards atours.
Le status quo me planta là un certain temps, avant qu'une plainte émanant de mon panier se fasse entendre. Un léger tic-tac humide me rappelait de faire fissa. La glace avait ses vapeurs. Les yeux en amandes me suppliaient de les rendre à leur milieu naturel. Claudiquant jusqu'aux tapis roulants, j'emboîtai le pas de la file la plus courte. C'était aussi la plus lente, mais à l'heure où je me congratulais d'avoir débusqué pareille aubaine, je ne le savais pas encore. Je constatai bientôt que non seulement les clients arrivés bien après moi empruntaient déjà la sortie, mais qu'en plus il n'y avait aucune explication visible à ce phénomène. Je fixais ma caissière. C'était peut-être à cause de ses cheveux ? Ou c'était moi. Ou mes cheveux ?
A côté, une voix de Stentor. Les regards se tournèrent vers ce jeune homme qui avait prévu ce succès depuis chez lui. Il portait une chaîne dorée qui pendait jusqu'à l'entrejambe, des lunettes de soleil façon mouche et conversait au téléphone en payant de l'autre main. Son pantalon, véritable défi à la pesanteur, volait bas : la ceinture lui arrivait juste sous les fesses.
Mon tour vint et j'embarquai mes bâtonnets qui tombèrent au fond de mon sac dans un bruit liquide peu engageant. Pour clore ce chapitre absurde, il ne me restait plus qu'à jeter ma brillante acquisition. Je cherchai la poubelle du supermarché à la sortie. Un homme avec une canne cherchait un euro ou deux. Il n'y avait pas plus de poubelle sur le trottoir que de passants prodigues.
Note : Ce texte est ma contribution poussive au concours de Dorham, dont le thème est "les poubelles de supermarchés". Je vous encourage à lire les très belles copies de Zoridae, Audine, Balmeyer, Dorham et de plein d'autres dont les liens se trouvent ici
Je vous le dis tout de go : je ne vote pas pour moi :))
12 commentaires:
:))))
"Las, toutes celles qui me faisaient envie mentionnaient des vertus amincissantes alors que je ne leur avais rien demandé."
Quand il ne s'agit pas carrément de vertus laxatives...
Moi, j'l'aime bien ton texte...
merci Dorham :)
Alors là, je suis complètement d'accord : boycottons les céréales amincissantes !!!
Non mais de quoi elles se mêlent ??
(ps : moi z'aussi je l'aime bien ton texte ! mais rappelle moi de n'aller faire les courses chez Mort Aux Prix avec toi que quand j'ai 3 heures à y consacrer)
(re ps)
(je mets des ps parce que Balmeyer m'a fait remarquer gentiment mais fermement que sinon je faisais 3 posts de suite)
(ce qui est moyennement apprécié par le taulier et même peut être la taulière ?)
(donc re ps : le type que tu as vu, ça doit être NTM, j'ai lu dans le Elle de chez l'orthondontiste de ma fille que j'ai accompagnée à, qu'il faisait un come back)
C'est vachement écolo de chauffer le rayon frais :s
Moi aussi je boycotte les céréales amincissantes. Avec 40 kg toute mouillée, je veux pas finir pro-ana.
Ben oui, quand on a la dalle, c'est rageant ces trucs qui veulent t'amincir !
(il est bien ce texte, je le dis entre parenthèse parce que c'est Audine notre guide spirituelle pour les commentaires)
(non j'ai pas râlé pour les commentaires en triple, j'ai juste noté une tendance).
(alors ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit)
(et désolé MGP, ces conversations dans ton blog, mais c'est pas moi qu'ai commencé).
(c'est Audine)
Audine : Oui ! Contente que tu sois d'accord !
(Tu viens, on va au Moroprix ? J'ai 3 heures à tuer et déjà plus de glaces...)
(ah ?)
(ah !)
(ah...)
Britbrit : Snobe les céréales, arrête-toi aux glaces et ne fais pas l'inverse comme moi :))
Balmeyer : Oui ça fait peur, on veut juste se remplir l'estomac sans se faire lipposucer par son propre bol digestif...
(merci ! Moi je n'aime pas sa nature hésitante mais je vais arrêter d'en faire un fromage)
(...)
(...)
(Mais je vous en prie)
(ah d'accord)
J'ai pris mon temps ici aujourd'hui et c'était bien!!!
à voir Claire Diterzy et son tableau de chasse,album construits à partir de quelques oeuvres
caroline
Merci du passage et du commentaire sur mes photos
"Chairs charnues, peaux tendues et queues dressées : je contemplais enfin la vallée des fruits."
Je ne comprends pas... C'est un texte sur les hormones ou sur les poubelles ?
Je l'aime beaucoup ce texte Marie-Georges comme tous tes textes qui ne me déçoivent jamais. J'aimerais être toi, la vie dans ta tête a l'air passionnante et drôle...
Caroline : bienvenue ! Merci de ta visite.
Babylonezoo : mais de rien, tout le plaisir fut pour moi.
Zoridae : Ah oui, c'était bien des fruits, quoi d'autre ? :))
Merci !! Je ne suis pas d'accord pour que tu sois moi : tu n'écrirais plus comme toi. Ma vie intérieure ne vaut nullement cet odieux sacrifice. (Je t'en prie, pas de frayeur comme ça dès le petit-déj !)
Bonjour,
Tous ces petits détails accumulés me donne l'impression d'avoir été à côté de vous pendant ces pérégrinations alimentaires.
On s'y retrouve, dans ces attitudes aimantées et on s'y perd, par tant de flâneries.
Comme un jour d'école buissonnière.
Superbe écriture
Merci
Philtre : bienvenue, ça me fait très plaisir ! Je suis écarlate devant compliment si joliment formulé.
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