C'est samedi et j'ai sept ans. Ou huit, ou neuf. Tous les samedis sont les mêmes, de toute façon. Je déteste le dimanche, mais je ne sais pas si j'aime le samedi.
C'est super, le samedi : c'est jour de frites. Ma mère a déposé sur la table un plat en verre, tapissé de papier absorbant et empli de pommes de terre dorées. Ça sent l'arachide chaude. Youpi, ça se mange avec les mains ! J'adore attraper une frite et la promener dans mon assiette, en traçant des sillons sur une plage de cristaux de sel. Mais ma mère se lève déjà. Elle va fermer les fenêtres. Mon père se lève aussi et met sa veste. J'engloutis le reste à toute vitesse. J'entends la voix de ma mère au téléphone. Six mots qu'elle prononcera durant trente ans dans le même ordre, sur le même ton, sans jamais en ajouter un. "Allô ? C'est nous ! On arrive." J'entends la porte du garage s'ouvrir et le moteur ronronner. Je n'ai pas vu mon père sortir. Il est déjà en bas et fume sa gitane en manoeuvrant la voiture en marche arrière. J'accours.
Solaize, Vernaison. Silence dans la voiture. Le pont au-dessus du Rhône est toujours aussi grand, la maison au toit de tuiles multicolores toujours aussi mystérieuse. Elle est trop petite pour y habiter. On dirait une chapelle muette. Vernaison, Grigny, Givors. Une statue de la liberté communiste, un lacet qui monte, des immeubles de toutes les couleurs.
Ma grand-mère se tient debout devant le petit parking qui borde la route. Je saute sur mon siège. Je sais que c'est la fin du silence. Elle s'installe à l'arrière, à côté de moi. Elle me sourit, me dit bonjour, me donne un rocher en chocolat. Elle entame une conversation avec ma mère. Elle dit qu'il n'y a rien de bien à la télé, que le café est cher, elle rit en racontant qu'un homme lui donnait vingt ans de moins. Elle est joyeuse. Ma mère se contente de répondre d'une voix à peine audible mais aimable, en fixant la route droit devant elle. Deux femmes, deux mondes. Ma mère sans maquillage, ma mère cent pour cent coton, ma mère attentionnée et douce mais aussi grave et mutique. Ma grand-mère parfumée, coiffée, joviale, ma grand-mère qui me demande comment ça va à l'école, qui a toujours des choses à raconter. Et qui donne, donne et donne encore : des sous aux enfants de son quartier, du chocolat, des beignets aux pommes qu'elle nous a préparés, des photos de mes chanteurs préférés découpées dans des programmes télé...
Nous arrivons sur le parking du supermarché. Chacun prend un chariot et file dans ses rayons. Je zigzague. Je passe avec mon père près des jouets, je sais qu'il m'en achètera un. Il ne dit jamais non, sauf pour les poupées Barbie ; c'est interdit, je ne sais pas pourquoi.
Je galope retrouver ma mère aux fruits et légumes. Très vite, je m'ennuie. Je file vers les caisses. Ma grand-mère a déjà fini, elle nous attend de l'autre côté, assise sur un banc. Je la rejoins. Nous discutons. Elle me parle de prix en ancien francs, je ne comprends pas. J'aime bien quand elle me parle de mon grand-père, je ne l'ai pas connu. Ils se disputaient tout le temps. Elle me dit qu'un jour, elle lui a envoyé un cendrier en verre à la figure. Elle me raconte qu'elle donne des coups de pied à son dentiste. Je ris.
Mes parents arrivent avec leurs chariots pleins. Nous allons à la voiture. Ma grand-mère tend un pot de fleurs à ma mère. Elle sourit en le prenant et dit "elles sont jolies", d'un air un peu triste. Nous roulons et déposons ma grand-mère chez elle. Je lui fais coucou de la main depuis la voiture qui redémarre, elle répond malgré ses sacs qui l'embêtent.
Nous repassons devant les tuiles intrigantes. J'ai un peu mal à la tête.
Nous arrivons dans notre village. Nous tournons et nous garons sur le parking du cimetière. Ma mère me demande si je veux venir. Je ne sais pas. Quand je reste dans la voiture, j'ai peur toute seule. Quand je vais avec eux, j'ai peur aussi. C'est un endroit étrange : on n'entend que le gravier qu'on écrase et il y a un mort sous chaque croix ; beaucoup de morts qui font Dieu sait quoi sous nos pieds.
Je viens. La tombe de ma soeur est différente : pas de croix, pas de nom de famille, juste une stèle avec son prénom et deux dates, 1969-1979. Mes parents s'activent en silence, jettent des fleurs derrière une barrière où gisent des monceaux de plantes fanées, arrachent de la mousse, trient les petits cailloux blancs qui encadrent le marbre. Ma mère dépose le pot offert par ma grand-mère, mon père va chercher de l'eau. Je suis rassurée quand j'aperçois des visiteurs dans les allées du cimetière, mais c'est rare. Je n'aime pas quand nous sommes seuls avec les morts.
Nous fermons la grande grille qui grince et montons dans la voiture. Arrivés à la maison, je cavale, je fouille dans les sacs à la recherche de gâteaux, je file avec mon nouveau jouet. Mes parents rangent les courses. Il est 14 heures, mon père se change et descend au jardin. Il remontera à l'heure du dîner. Ma mère s'allonge devant la télé jusqu'au soir.