dimanche 7 décembre 2008

Noël, deux ans avant

les frères de Limbourg,
Les très riches heures du duc de Berry, février, 1416


J'ai toujours mis un point d'honneur à être chez mes parents le soir de Noël. Eux ne m'ont jamais rien demandé. C'est plutôt moi qui les tyrannisais pour que nous fassions quelque chose ensemble. Même lorsque je vivais en Corée, je revenais pour Noël. Où diable ai-je pu choper ce sens de la famille et cet amour des traditions, le genre de notions dont mon éducation fut pour le moins exempte ? Mystère et boule de Noël.

Le réveillon de 2006 fut différent des autres, mais je ne le sus que plus tard.

Mon père vint me chercher en voiture à la gare. Comme à notre habitude, nous ne dîmes mot durant le trajet, à l'exception d'une escale pâtissière qui nous mit en verve :
- "Bonjour madame, lançai-je, perdue dans une forêt de gâteaux géants, euh vous avez des bûches moins grandes ?!
- Non. Il ne me reste que des 10 ou 12 personnes. Ou celle-là, 8 personnes.
- Vise la bûche au chocolat, papa ! On la prend ?
- Si tu veux.
- Mais toi t'aimes pas le chocolat ! En même temps celles au café me font moins envie, la crème au beurre bof...
- On prend les deux.
- Youpi !"
Je sautillais intérieurement pendant que la dame empaquetait les monstres.

Affublés de nos hyperbûches, nous retournâmes à la voiture. Nous étions trois à dîner.

Lorsque nous arrivâmes, ma mère se tenait debout dehors, sur le pas de la porte. Elle m'accueillait toujours comme ça.

Je me débattis pour sortir les boîtes et mon sac de la voiture. Je voulus lui montrer le résultat de la mission pâtissière qu'elle nous avait confiée.
- "Figure-toi qu'on a pris deux bûches et qu'en plus...
- Oh, fit ma mère, je m'en fiche, de toute façon c'est que pour vous. Je suis au régime sans sucre.
- Ah !"
Je me voyais déjà, verdâtre comme le goûteur de Cléopâtre, arguant " il fallait finir cette bûche..." devant un médecin incrédule.

Dans le salon, nous causâmes des ennuis de santé qui l'avaient conduite à un régime sans conditions le jour du réveillon : une mystérieuse, soudaine et importante éruption d'eczéma, très étendue. Peut-être une réaction allergique, mais à quoi ? Son docteur lui avait prescrit des corticoïdes et un menu aussi réjouissant qu'un sermon de messe en latin.

"- J'en ai même sur les yeux ! Et là, impossible de mettre de la crème...
- Si, il en existe une spéciale, j'en ai déjà eu, ça s'appelle...
- Comment ça ?!"
Piquée, ma mère fronça les sourcils en regardant droit devant elle et je ne mis pas trois secondes à reconnaître une amorce de bouffée délirante.
- "Pourquoi le médecin ne me l'a pas dit ?
- Il est peut-être nul, il connaît pas, il a oublié...
- Non mais pourquoi il ne m'a rien dit ?
- Euh...
- Ils ne m'ont rien dit ! Le pharmacien m'a demandé : comment ça va en ce moment ? Mais pourquoi il a dit ça d'ailleurs ? C'est bizarre quand même !
- Tu trouves ?
- Qu'est-ce qu'il a voulu dire par là ?
- Bin comment ça va, quoi.
- C'est bizarre."

Ma mère souffrait d'une paranoïa avérée, assortie d'hallucinations qui la faisaient gamberger sévère. Mes parents avaient déménagé à la campagne car ma mère était persuadée que des gens lançaient des pierres sur sa maison toutes les nuits. Elle n'en dormait plus et scrutait le jardin depuis le balcon, d'où elle sentait la présence de clochards dissimulés derrière le laurier, à coup sûr payés par d'anciens voisins malfaisants pour procéder à cette lapidation quotidienne. Le jour, elle retrouvait les cailloux lancés et les montrait à mon père, qui haussait les épaules en les balançant dans l'allée. Elle disait qu'il faisait disparaître les preuves.

Si un voisin lui disait bonjour, elle comprenait qu'il savait.

Lorsqu'ils déménagèrent, je priai naïvement pour que les symptômes de ma mère finissent emmurés dans notre ancienne demeure.

Je me souviendrai toute ma vie de ma première visite dans leur actuel chez eux, une splendide bâtisse ancienne, en pleine nature vallonnée. Émerveillée, je faisais le tour du propriétaire avec ma mère lorsqu'elle s'arrêta en pointant du doigt une motte de terre.
- "Regarde !
- Ah oui dis-donc, les taupinières ici, c'est grave !
- Ce ne sont pas des taupes qui font ça. Regarde bien.
- Euh... Bin si, c'est des taupes.
- Regarde comme elles sont alignées en direction de la fenêtre. Ce sont des humains qui ont fait ça. Ils veulent nous dire quelque chose...
- ..."
Dans son monde, les humains parlaient en taupinières, les voisins invalides retrouvaient leurs jambes chaque nuit pour accourir dans la grange et trafiquer la tondeuse, la maison était un hall de gare nocturne où le village entier passait ses nuits à entrouvrir la porte de la salle de bains et à déplacer l'écuelle des chats pour déposer un assortiment de messages codés. Les paysans étaient organisés en mafia. Tous avaient les clés de chez elle.

Dans son monde, il n'y avait jamais de hasard : si un policier avait voulu jouer aux cartes avec elle l'autre soir, au club du troisième âge, cela voulait bien dire ce que cela voulait dire.

A côté de ça, ma mère haïssait les ragots et ne croyait que ce qu'elle voyait. Cela suffisait bien à nourrir ses scénarios à la Agatha Christie mâtinés d' X-files, deux de ses séries de prédilection.

Ce que mon père déplorait dans cette pathologie, c'était son inutilité : "Si encore ça servait à garder la maison mais même pas ! Quand il se passe vraiment quelque chose elle ne voit jamais rien !"

La soirée de Noël passa comme des milliers d'autres. Ma mère avait oublié le complot médical. Chacun vaquait à ses occupations en grignotant un peu des pléthores de nourriture préparées par ma mère. Elle s'estimait mauvaise cuisinière et c'était sans doute vrai. Elle supprimait des ingrédients pour faire plus simple ou plus léger, elle cuisait tout à feu vif pour aller plus vite. Pour moi, ses recettes sacrilèges surpassent de loin toutes les autres.

A la maison, nous ne mangions jamais ensemble. Noël ne faisait pas exception.
Le déballage de cadeaux constituait en revanche un moment de réunion.
- "Oh ! Un, deux, trois... Quatre pyjamas !
- Un pour chaque saison, précisa ma mère. Et puis si ça te fait trop, tu en laisses un ici. Comme ça, pas besoin d'en trimballer un à chaque fois que tu viens."
Le bleu imprimé pingouins me parut tout désigné pour rester.
Ma mère me couvrait toujours d'argent et de vêtements à Noël, en y mettant sa touche personnelle. Elle avait de drôles d'idées et lorsque son cadeau était commun, c'était l'explication l'accompagnant qui le rendait unique.

Unique, elle l'était. Comme toutes les mères, certes, mais plus que les autres. Puisque je vous le dis.

Solitaire par goût et diserte en société, colérique et douce, déprimée et fantasque, elle s'était elle-même diagnostiquée schizophrène extralucide. Lorsqu'elle se retrouvait à devoir parler à des gens, sa voix trahissait une fausse candeur. Ses yeux semblaient toujours à l'affût de l'extraordinaire. On eut dit une sorte de miss Marple un peu déjantée.

Je la revois encore lors d'une exposition d'enseignants et peintres amateurs, présenter une de ses œuvres : Terminator 2, portrait exécuté à la peinture à l'huile sur toile. Schwarzie, œil rouge, visage bleuté et bazooka en main, trônait parmi les paysages marins et les corbeilles de fruits des autres exposants. Je venais rire de l'incongruité avec mes camarades de lycée, non sans fierté face à ce qui constituait à mes yeux une originalité implacable.

Le surlendemain de Noël, je rentrai à Paris, digérant mollement le repas et notre rencontre. Quelques jours plus tard, je reçus un mail d'elle très doux. Elle me disait de ne pas hésiter à revenir, à chaque fois que j'en aurais envie.

En février, je revins. Elle ne m'attendait pas sur le pas de la porte. Je passai une semaine, recroquevillée dans son fauteuil, à pleurer sa mort.

23 commentaires:

Mathieu L. a dit…

Très beau texte.

Anonyme a dit…

je confirme, c'est beau...tu m'as fait rire, et tu m'as rendue triste....biz

Didier Goux a dit…

Sans commentaire (mais avec beaucoup de pensées dedans).

Audine a dit…

L'amour douloureux, dans l'espace où les pixels laissent impuissants alors qu'on aimerait te consoler.

Le petit monde d'Archie a dit…

C'est drôle le temps : il y a des moments où il ne se passe rien. Pendant longtemps. Et puis crac ! Tout d'un coup, succession d'événements, qui débouchent sur ...
Et puis après, longtemps après seulement, on prend le temps de se souvenir, de replacer les choses et les images unes à unes, ...

Alors seulement, on prend conscience qu'on a changé de temps : c'est le temps du souvenir.

Marie-Georges a dit…

Mathieu L.,
Grand merci :)
Janus,
Merci ! Ça m'a fait la même chose en l'écrivant... Biz aussi.
Didier Goux,
Pensées reçues cinq sur cinq !
Audine,
C'est gentil. Je ne suis pas tellement à consoler, en fait, bien que la chute du texte ne fasse pas dans le joyeux. Comme dit Archie, ce sont des souvenirs, que la période de Noël vient ranimer. Et maintenant, c'est plus sympa : les bons souvenirs supplantent peu à peu les mauvais.
Archie,
Tu dépeins fort bien les différents temps du temps... Tu devrais en faire un billet, moi je dis (enfin si ça te dit !).
Tous,
Merci d'avoir pris le temps de laisser un commentaire là où ce n'est pas le plus simple. Demain, un texte plus léger.
(Demain c'est PMU mondain : fête du classement des blogs de filles, remise de prix, petits fours, ricanements, tout ça...)

Anonyme a dit…

C'est impossible de commenter un texte pareil. Alors je vais me contenter de t'envoyer une bise.

Bonne nuit.

Anonyme a dit…

Très beau texte, pleins de contrastes tellement vrais et qui restituent parfaitement les moments vécus.

Anonyme a dit…

Au-delà de la peine il reste les mots et les images enfouies, chargées d'amour et de souvenirs.
Très beau texte...

Nicolas Jégou a dit…

Je rejoints d'autres commentateurs : très beau texte mais difficile à commenter.

Anonyme a dit…

Wow... J'suis retournée...

PS : est-ce le bon moment pour te féliciter de ton classement dans ELLE ? Non, tant pis, je le fais quand même parce que t'es ma cops de blog ;)

Simon Gaetan a dit…

c'est trop.non?

romain blachier a dit…

je viens de voter pour toi sur le classement elle-wikio

Zoridae a dit…

Quel beau texte... Qui m'a tiré des larmes à la fin...

Anonyme a dit…

Au début j'ai cru à une fiction : "Comme à notre habitude, nous ne dimes mots durant le trajet". Puis j'ai lu la suite, mi-amusé, mi-inquiet. La chute me fait penser à "Nantes" de Barbara et me laisse sans mots.

Eric citoyen a dit…

Juste une bise en passant ...

Anonyme a dit…

Wahou... un très beau texte... qui m'évoque non pas Nantes de Barbara, mais plutôt la chanson troublante de William Sheller :

clic : http://www.dailymotion.com/relevance/search/maman%2Best%2Bfolle/video/x19tlk_william-sheller-maman-est-folle_events

Marie-Georges a dit…

Flo Py,
Je sais bien... Bises aussi !
Marc,
Très flattée :)
Mots d'elle,
Merci. Je deviens écarlate !
Nicolas,
Je suis à présent pivoine sanguine. "Très beau" en fait je ne trouve pas, pas dans le sens où je l'entends. Mais plein de vrais souvenirs.
Britbrit,
Oh y'a pas vraiment de moment alors merci :)
Simon Gaetan,
Tu trouves ?
Romain Blachier,
Merci ! Je ne sais pas quelle est l'issue de ce vote, s'il joue dans quoi que ce soit, mais merci !
Zoridae,
J'en suis à la fois marrie et contente...
Littleblue,
Tout est toujours désespérément vécu dans ce que j'écris. (Je n'ai écrit qu'une fiction, elle n'est pas difficile à repérer et demeure inachevée. Je suis trop égocentrique pour parler d'autre chose que de moi) Nantes, je n'y avais pas songé mais c'est vrai, il y a de ça dans cette histoire...
Eric citoyen,
C'est gentil ! Bise.
Herbertlecanard,
Ah ? Là comme ça, ça ne me dit rien ; je file écouter !

Balmeyer a dit…

Intelligent, poignant et si... drôle. Malgré tout. C'est fort.

Nicolas Jégou a dit…

MGP,

Si ! Très beau. C'est presque odieux de dire pour quoi mais tu me connais ! Je ne suis pas un "blogueur littéraire", je ne sais pas l'exprimer par "mes mots à moi" !

Anonyme a dit…

Comment laisser une phrase pertinente de félicitations après 20 crissements de plume ? ...
Je vous le demande !
(J'aime beaucoup)
C.

Anonyme a dit…

Ton très beau texte m'inspire ... le scrupule ...

La logique vaut bien une névrose.
L'égocentrisme tourne le dos à la souffrance.
Courir pour toujours devenir.

A te lire je me sens simplement ... inhumain.

Sonder et rapprocher les hommes (et les femmes), c'est ma définition de la littérature. Je viens sur ton blog pour exactement celà. Merci.

Peggy Ann Mourot a dit…

Je like ton texte, pas le contenu bien sûr, enfin tu as compris. C'est bien écrit, bien restitué, enfin tu as compris aussi. Et je découvre que tu écris(vais) donc.